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Guess who's back

Les yeux remplis des fantômes du passé.

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Lunettes sur le nez, les yeux sur l’écran et ses doigts qui tournent machinalement les petits carrés de couleur de son casse-tête, Tiago relis ses diapositives pour la rentrée universitaire. Cela fait combien d’années, maintenant, qu’il enseigne ? Il en a perdu le compte, ou alors, il ne les a jamais vraiment comptées en fait. Depuis le temps, il devrait être rôdé à l’exercice et cesser de stresser à l’idée de rempiler pour une année supplémentaire. Rien à faire. On dirait presque un étudiant qui prépare son exposé pour passer devant sa classe. Le bruit du rubik’s cube pourrait être harassant pour n’importe qui, mais lui ça le détend ; ça l’apaise d’une certaine façon. « Tiago, on va être en retard. » La voix de sa femme est calme, mais clairement sans appel. « Hum hum… » Est le seul son qui sort de sa gorge, alors qu’il continue inlassablement ce qu’il fait. Les secondes s’égrènent en minutes. « Tiago ! » Là, l’homme sursaute et en lâche son casse-tête. « Quoi ? Oh ! Merde… J’arrive. » Et dire que d’ordinaire, on dit que ce sont les femmes qui ne sont jamais prêtes à temps… Il repose son cube à sa place et quitte son bureau.

« Et soyez sages avec Abuela, où vous êtes privé de dessert pour une semaine. Je ne déconne pas. » Son blouson en cuir sur le dos, il regarde une dernière fois ses deux enfants et sa mère, alors que celle-ci lève les yeux au ciel et que sa femme le tire par le bras, en soupirant. « Je vous aime, quand même ! Merci maman ! » Exaspérant ? Si peu. Sur le trajet en taxi, sa femme tente d’ajuster un tant soit peu sa tenue enfilée à la hâte et il peste un peu, alors qu’il fait tourner l’anneau de sa bague anti-stress. Quoi, ils ne vont jamais qu’à un dîner chez sa meilleure amie, pas chez le président des USA. Parfois, il se demande comment sa femme le supporte, lui, son stress et son incapacité à être à l’heure. Elle, elle répond toujours que c’est parce qu’elle l’aime. C’est un peu comme Angelica, on se demanderait comment elle fait pour le supporter depuis près de trente-trois ans. Notez, l’inverse est également vrai. Finalement, la vie et la sociabilité, ce n’est qu’une histoire de compromis, non ?

Voilà que le couple Madrigal arrive à destination avec seulement quelques menues minutes de retard. Un exploit ! D’habitude, Tiago a au moins trente minutes de retard. « Comment t’as fait ? » Demande sa meilleure amie à sa femme, en l’embrassant sur la joue. « Il était déjà prêt cette fois. Tu t’imagines, il avait prévu le coup. C’est pour toi. » Et l’égyptienne se met à rire en regardant son époux faire la moue, tout en donnant la nouvelle plante verte à la meilleure amie de son mari. « Tu t’améliores, Tiago ! Tu n’es pas en train de te dégarnir toi ? Ah non, juste des cheveux blancs en plus. » Le taquine-t-elle en passant ses mains dans ses cheveux bouclés. « Et toi, tu n'as pas un peu grossi ? T’as pris des fesses en tout cas. » Et vlan ! « Vient là, corazón ! » Les deux meilleurs amis se fichent à rire en se serrant dans les bras l’un de l’autre, sous les yeux exaspérer de l’épouse, qui finalement, à l’habitude de tout ça, et elle ne pouvait pas rivaliser de toute façon. C’est finalement, en voyant une boite de chocolat sur le meuble à l’entrée que Tiago tique légèrement ; surtout qu’il connait les goûts de sa meilleure amie. « Tu as un truc à nous dire ? Ou, c'est pour continuer sur la route de la prise de forme plantureuse ? » Dit-il espiègle en désignant les chocolats et la bouteille de vin, avant de se faire frapper amicalement par la jeune femme. Ce qui le fit rire, l'idiot.

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Un jour, sa meilleure amie finirait par lui mettre une vraie claque, il en était certain. Il ne savait pas encore quand, mais ça viendrait. Ou alors, ils continueraient de se chercher et de se chamailler jusqu’à ce que la mort les sépare et encore ! Il était persuadé que même dans l’au-delà, ils continueraient sur leur lancer. D’ailleurs, il se souvenait avec amusement des premières réactions de sa femme, lorsqu’elle avait rencontré Angelica. Naeemah était persuadée qu’il y avait anguille sous roche entre eux, tant ils se cherchaient, se faisaient des remarques – souvent graveleuses en plus – et/ou des compliments parfois salaces. Mais non, rien de ce genre n’arriverait jamais entre Tiago et Angie. Sinon ça aurait déjà dû se produire, vu le nombre prodigieux d’années qu’ils se côtoyaient. On peut même dire que sa femme avait été jalouse un moment, mais c’était du passé. Elle ne tiquait plus lorsque l’autre femme se collait à lui ou qu’il l’appelait par des noms affectueux. Blasée peut-être ? Résignée ? Il faut dire que son homme avait été clair, ça ne changerait jamais. Jamais.

Bref. Ils en étaient encore à l’échauffement, - certains qu’il y aurait pire que ça pendant la soirée-, lorsque le responsable de la présence des chocolats se pointa. Voici donc, l’odieux criminel qui allait contribuer à l’embonpoint des fesses d’Angelica Ortega. Et qui se pointe chemise ouverte en pestant comme un beau diable. Un très beau diable… Tiago fronce ses sourcils noirs, en se demandant s’il vient vraiment de penser ça, ou si son cerveau est encore en train de faire le grand huit aériens. Sciemment, il décide que son cerveau à accélérer tout seul et ça vaut sûrement mieux pour lui. Physiquement, il doit ressembler à quelqu’un qui vient de buger devant une équation mathématique complexe, ce qui se traduit par un regard absolument vide fixé sur l’homme qui parle, reboutonne sa chemise, avant de faire un baisemain à sa femme. Heureusement qu’il n'est pas jaloux de nature hein… Parce que dans le genre, un autre que lui n’aurait pas forcément apprécié le geste. De toute façon, Santiago était trop absorbé par le puzzle dans sa tête pour réellement tiquer.

Il lui avait fallu quoi… Deux minutes pour remettre le doigt sur l’identité de l’autre invité. En même temps, il a une mémoire de fou, lui. Ce qui le faisait tiquer, c’était plutôt que l’autre ne le reconnaisse pas. Bon après, il ne va pas lui en vouloir hein. Cela faisait pas loin de vingt ans, qu’ils ne s’étaient plus croisés et ils avaient changé l’un comme l’autre. Mais les yeux de Rafael, ça, Tiago n’aurait jamais pu les oublier. Il n’a pas toujours la mémoire des visages, mais il a celle des yeux. Inconsciemment, l’égyptologue fait tourner l’anneau de sa bague anti-stress, alors qu’il lance un sourire cynique au frère de sa meilleure amie. « Santiago Madrigal, mais tout le monde m'appelle Tiago. Enfin, je suppose que ça va te revenir. Et voici mon épouse, Naeemah. Tu vas bien depuis vingt ans ? Tu m’as l’air en forme en tout cas. » Et hop, encore un tact à toutes épreuves et aucun filtre à l’horizon. Quoi ? Ce n'est pas comme s’il n'était pas sorti chemise ouverte de la salle de bain, en pestant contre les jeunes. Tiago a des yeux, il s’en sert puis c’est tout. Il regarde alors sa meilleure amie avec un regard qui veut tout dire : tu comptais me dire quand que ton frangin était de retour ET qu’il venait diner ? « Oh ! Votre sœur parle tellement de vous, je suis enchanté de vous rencontrer, Rafael. » Et oui, sa femme est beaucoup plus forte en tact, en délicatesse. Sauf quand elle lui fiche un coup de coude dans les côtes.

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S’il y a bien une chose que Tiago déteste, c’est quand son cerveau accélère sans permission. En général, ça finit même par lui filer une migraine d’enfer et le mettre K.O pour au moins une heure, au bas mot. Du genre à faire des raccourcis tout seuls ou à voir des choses où il n'y en a pas. Et son doigt fait tourner l’anneau d’autant plus vite, que son stress naturel augment. En vrai, il ne sait pas si c’est le comportement de Rafael vis-à-vis de sa femme ou de lui qui provoque ça, ou si tout simplement, il est contrarié qu’Angelica ne l’ait pas prévenu. Non, parce que du coup, il se serait un minimum préparé, voyez-vous. Pas physiquement, ça alors, c’est le cadet de ses soucis. Tant que ses vêtements sont propres et frais, le reste, il s’en cogne. Il sortirait même avec des chaussettes dépareillées et bien visibles sans le moindre souci. Mais déjà, il aurait prévenu sa femme d’amener un truc au gus et, il ne se retrouverait pas à le fixer de la sorte, comme s’il le voyait pour la première fois. Bon, en même temps, en vingt ans, il y a le temps de voir de nouveau truc dans le physique de quelqu’un. Mais ils en sont là, à se détailler le plus discrètement possible, de haut en bas et de bas en haut. Et pendant ce temps-là, c’est la foire dans son cortex.

« En tout cas, à moi, oui. J’ai des doutes quant à mon mari, mais vous devez le savoir mieux que moi, ces deux-là, c’est dangereux de les laisser ensemble. » Et elle en rit la bougresse, alors que les deux incriminés lèvent les yeux au ciel, en s’offusquant d’une seule voix : « N’importe quoi ! » Je vous le dis, ils doivent être connecté par Wi-Fi ou Bluetooth les deux. Mais quel est donc que ce frisson qui lui passe l’échine, lorsque Rafael lui retourne son demi-compliment. Ouais, demi. Non pas qu’il ne le trouve pas en forme hein, mais il se moquait aussi un peu, car bien conscient que la quarantaine était bien entamée pour lui et la crise de cinquantaine se rapprochait méchamment, non ? Et puis, vient le regard noir, qu’il balança à l’autre homme en sous entendant : tu sais ce qu’il te dit le premier de la classe ? Mais Angie lui en balance une plus salée que ce qu’il aurait pu faire. « Ne parle pas trop vite, tu ne m’as pas encore supporté toute la soirée. » C’est qu’il peut parfois être insupportable. Sincèrement.

« Tu as besoin d’un coup de pied, Angie ? » lance-t-il en retirant son blouson en cuir, qu’il pose sur la patère de l’entrée. Bon ce n’est pas comme s’il faisait comme chez lui, mais presque. En même temps… « Si ça ne te dérange pas. Vous allez au salon, on arrive avec l’apéritif. Inutile de vous dire de faire comme chez vous. » Dans le même mouvement, Tiago retire son anti-stress et le fourgue dans sa poche arrière. Il ne va quand même pas aider en cuisine avec ce truc-là, surtout qu’en général, cuisiner ça le détend. Avant de suivre Angie, il jette un regard sérieux à Rafael. « Et toi, n’en profite pas pour draguer ma femme. Je n’ai aucune envie qu’elle finisse avec le derrière de ta sœur, à cause de tes chocolats » Lance-t-il à moitié cynique et à moitié sérieux. Non, parce que bon, il a quand même des doutes. Une fois dans la cuisine, il retrouve sa douce moitié amicale et la première chose qu’il lâche en prenant un morceau de carotte crue c’est : « Et tu allais me prévenir quand, pour ton frangin ? » Devant la moue déconfite de la jeune Ortega, il soupire largement. « Toi… un jour, t’oubliera ta tête quelque part. Allez passe-moi la bouteille. »

Les toasts prêts et les verres remplis de l’apéritif, les deux compères réapparaissent dans le salon, comme une paire de siamois. L’entièreté de l’assemblée servie et que tout le monde ait trinqué, Tiago reprend alors la parole. « Et donc, tu es de passage pour combien de temps cette fois ? » Sa femme lui pince la cuisse, histoire de lui rappeler avoir des filtres pour une fois, tandis qu’il met un toast en bouche. « Quoi ? Je n’ai rien demandé de mal là. C’est juste un fait, Rafa, on ne l’a jamais tenu plus de quelques semaines au même endroit. Quand on partait avec les deux familles, il aurait péter une durite juste parce qu’on était coincé à cause de la pluie. Sans parler qu’on allait toujours au même endroit. »

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Il est effectivement aisé de se sentir de trop, lorsque Tiago retrouve Angie. Que voulez-vous, il est des amitiés comme ça, où le reste du monde n’existe plus quand les deux protagonistes se lance dans une discussion mouvementée en bien, comme en mal d’ailleurs. Notez cependant, qu’il avait aussi vu à quel point Angelica pouvait être proche de son grand-frère ; comme lui était proche du petit, enfin il essaie mais avec autant d’écart, c’est parfois compliqué. Toujours est-il qu’on se demanderait bien comment Tiago n’avait pas réussi à être proche de Rafale hein ? L’intimidation. Pour sûr, le frère de sa meilleure amie avait une aura particulière et lui, stressé comme toujours, préférait se renfermer à l’époque. Encore plus, lorsqu’il a compris qu’il y avait quelque chose chez Rafa’ qui l’attirait comme aimant. Depuis, il s’était fait une raison. C’était un adolescent à l’époque et ses hormones avançaient autant que son cerveau. Point. Est-ce qu’il occultait depuis une partie de sa personnalité ? Bien sûr, mais qui a dit qu’il n’était pas un peu buté sur les bords ? Son regard se fit encore plus noir au fur et à mesure que l’autre homme les « critiquait » devant eux. « Parce que tu ne l’as jamais été, toi, agaçant ? Ne me force pas à sortir les dossiers. » Menace-t-il alors avec une pointe d’humour. « Tu sais pertinemment qu’Angie n’a aucune volonté face à du chocolat… C’est ta sœur après tout. Alors, à toi d’être prévenant en évitant de lui amener. » Et vlan.

L’épisode de la cuisine terminée, voilà que la joyeuse bande prenait l’apéritif dans le salon, où Santiago n’avait pas pu garder sa langue collée derrière ses dents très longtemps. Que voulez-vous, c’est plus fort que lui de toute façon. Il faut qu’il dise ce qu’il pense et à la vitesse à laquelle, il le pense. Alors qu’il est en train de manger son petit-four, en caressant distraitement le dos de sa femme, il manque de s’étouffer avec, quand la réponse de Rafael tombe. Il réussi à l’avaler de justesse, avec une tape prodigieuse de Naeemah dans son dos. La larme à l’œil, il boit un peu pour aider à faire descendre avant de répondre. « Je te donne un an. » Il tousse encore un peu avant de soupirer d’avoir réussi à se récupérer en vie. « Tu vas devenir fou… Quoi encore ? » Il regarde sa femme. « Tu peux arrêter d’être défaitiste comme ça ? » Tiago lève les yeux au ciel, avant de boire de nouveau. « Vous allez donc beaucoup vous voir, puisque Tiago est professeur d’histoire antique à l’université, également. Vous me le surveillerez, comme ça. » Et l’égyptienne s’offre un immense sourire à cette idée. Le latin en revanche est beaucoup moins ravi qu’elle. Sans qu’il puisse vraiment dire pourquoi. Après tout, il devrait être content, d’avoir un ‘ami’ au boulot. Mais que l’ami soit le frère de sa sœur sur lequel il avait un crush ado… Moi réjouissant oui.

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Allez savoir, peut-être que Santiago se trompait et qu’effectivement, Rafael était vacciné de l’art du voyage, mais jusqu’à preuve du contraire, il n’y croirait pas. Pour ce genre de chose, il est un peu comme Saint Thomas, il ne croit que ce qu’il voit. Bon pas pour tout, heureusement. Cependant, dans le cas de l’homme en face de lui, ce serait comme ça et pas autrement. N’en déplaise à sa femme d’ailleurs. Il faudra qu’ils aient une petite discussion, en rentrant. Non parce que sérieusement, qu'est-ce que cette proposition de le faire fliquer par quelqu’un qu’elle connait à peine ? Il n’a plus quinze ans ! C’est à se demander de quoi elle a peur au juste. « Je ne vois pas pourquoi tu veux qu’il garde un œil sur moi… Ce n'est pas comme si j’avais quinze ans et que je sortais en douce pour aller fumer du cannabis. » Et oui, ça le fait râler. Ce qui devait être le but recherché vu le sourire en coin de Naeemah. « Je ne sais pas si je me méfie de toi, ou de tes étudiantes. » Et là, encore une fois, le professeur d’histoire manque de s’étouffer avec un air dans les yeux de ‘mais ça ne va pas ou quoi ?!’. « Vous avez décidé de faire un bloc contre moi, ou ça se passe comment ? » Demande-t-il sérieux avant de se lever les yeux au ciel « Deux fois que j’ai failli mourir ce soir. Je vais faire comme si je n’avais rien entendu… absolument rien. »

Oui, cette histoire finirait mal et personne n’en avait encore réellement conscience, ni même le début d’une lueur de conscience, avouons-le. Même pas Tiago. Qui pour le coup s' imaginait déjà bien remballer Rafael s’il osait seulement tenter de le surveiller. Non mais à quarante-trois ans, la paix, il peut l’avoir non ? Marié, père de deux enfants et professeur à l’université, c’est bon. Dans le genre irréprochable, on allait quand même plus lui tomber sur le râble. Surtout un bellâtre latino disparu depuis vingt ans. « Ne prend pas la mouche, amor… » Lance Angelica en lui faisant un clin d’œil. « Tu es tendu, ce soir. » Comme une corde de violon, oui, qu’il est tendu ! Après, il est tendu tout le temps, c’est ça d’être un stressé chronique et de ne pas savoir se contrôler, en plus d’être du genre à avoir un cerveau jamais vraiment au repos. Mais cette fois, il lit dans les yeux de sa meilleure amie, que ça l’inquiète. C’est que oui, il a atteint un niveau élevé de stress, sans réellement savoir pourquoi – ou plutôt, refusant de s’avouer pourquoi hein, sinon ce n'est pas drôle -. Et comme il a retiré sa bague anti-stress pour cuisiner, qu’on est aimablement en train de lui chercher des poux, il ne doit pas être loin de l’implosion cosmique. Dès lors, il se lève comme le tonnerre qui tombe sur un arbre en déclarant. « Je vais voir à l’entrée. Ce serait dommage que ça brûle dans le four. » Et disparaît sans un mot de plus.

Dans la cuisine, Santiago souffle comme un bœuf sous l’effort. Il vérifie les soufflés dans le four, sans en ouvrir la porte, avant de se passer de l’eau sur le visage tout en récitant l’alphabet à l’endroit, puis à l’envers en anglais. Il soupire de nouveau, enfile son anneau et le fait tourner de même à l’endroit, puis à l’envers. Le stress, ce n'est pas bon pour lui, vraiment pas. Alors, il s’enfile un verre d’eau, comme si c’était un verre de vodka, et recommence l’alphabet à l’endroit, mais cette fois en grec ancien.

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Comme la plus par des surdoués, gérer les émotions du quotidien n’est pas chose aisée pour Tiago, surtout lorsque celles-ci dépassent son entendement ou la logique. Et qu’y a-t-il de plus imprévisible et illogique que des émotions ? Voilà, où le bât blesse… Voilà comment on arrive à avoir quelqu’un de stresser de façon chronique qui est sur le point d’exploser lorsqu’on fait bloc contre lui, même avec humour et bienveillance. Parce que derrière tout ça, son cerveau, lui, anticipe, accélère l’analyse de la décharge émotionnelle et hormonale qui en découle, de manière excessive. Si la fumée avait pu s’échapper de ses oreilles, ça aurait été une bonne chose. Au lieu de quoi, cela se manifeste autrement et le pousse dans des retranchements compliqués. Enfin, tant qu’il n’en vient pas à hurler pour rien ou faire une crise d’angoisse, ce sera déjà ça de gagner. L’analyse d’une simple phrase, anodine, sortie de la bouche de quelqu’un qui n’a rien d’anodin, c’est ce qui le sort de lui, là, en ce moment. Ce n’est pas tant que sa femme se méfie des étudiantes, mais qu’elle se méfie de lui. Parce qu’au fond, il sait qu’elle à raison de se méfier de lui, depuis l’instant où il a croisé Rafael. Sauf qu’il ne sait pas pourquoi ou qu’il ne veut pas savoir pourquoi ; ou qu’il ne veut même pas penser savoir pourquoi il sait qu’elle doit se méfier. Et ça tourne encore, encore et le stress monte à son paroxysme, oui. Alors, quand l’autre latin lui dit comprendre pourquoi Naeemah se méfie, de façon détourner, ça explose dans son cortex et c’est là, qu’il doit fuir. Parce que sortit de la bouche de l’autre homme, ça ne passe pas. Parce qu’il refuse net que ça passe. Ah les joies de se leurrer et de se foutre des œillères… Ah tout l’art de vouloir se mentir à soi-même…

Perdu dans sa récitation minutieuse de l’alphabet en grec ancien, Santiago sursaute lorsqu’il entend la voix de Rafael, comme sortie d’outre-tombe, dans les méandres de son stress refoulant. Ses yeux foncés se fixe sur son vis-à-vis pendant de longue seconde, comme s’il cherchait à comprendre ce qu’il raconte. « J’évite l’alcool en général, surtout lorsque je suis dans cet état… » Ce serait un coup à finir par terre en moins de deux shots. Il parvient à se fixer deux minutes, à arrêter de faire tourner cet anneau salvateur, pour froncer les sourcils. Finalement, chose qu’il ne faisait plus depuis des années, il porte son index gauche à sa bouche pour mordiller la peau autour de son ongle. Adolescent, il se l’était mis plusieurs fois à sang à force de faire ça. C’est comme ça qu’on l’avait forcé à faire des casse-têtes, mais il n’en avait pas sous la main, ni même de papier pour se mettre à résoudre des équations. Est-ce qu’il veut que Rafael s’en aille, là tout de suite ? Oui. Est-ce qu’il veut gâcher la soirée ? Non. Est-ce que c’est incompatible ? Totalement. « Je ne sais pas si c’est toi, qui me pose un problème. Je n'en suis pas certain. » Et paf, pas de philtre. Bordel Tiago apprend à en mettre ! « Ou, si le problème, c'est moi. On va dire que c’est moi. C’est sans doute moi. Le stress de la rentrée, le fait que ta sœur ne m’ait pas prévenu, du coup stress supplémentaire… » Le fait qu’il soit appuyé là, dans toute la splendeur de sa personne, mais ça, il ne voulait même pas le penser !  Le goût singulier métallique de son sang lui arrive alors dans la bouche et il détache ses yeux de Rafa’. « Eh mierda… » Et ça pisse le sang ! Il soupire avant d’ouvrir le robinet et de laisser son doigt dessous. « J’ai vraiment l’art de gâcher tout. Je pense que je vais prendre un taxi et rentrer. Ce ne sera pas la première fois… Puis, Naeemah s’amuse bien, je ne vais pas… bref. Bordel, comment un doigt peut saigner comme ça! »

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L’alcool, le stress et Santiago ça fait un très mauvais cocktail, qu’on se le dise. C’est en partie comme ça, qu’il a fini debout sur une fontaine, au milieu du Caire, à hurler en pleine nuit, le jour avant son mariage. Donc non, il va clairement éviter de consommer de l’alcool, alors qu’il est au bord de la crise de panique. De toute façon, il le sait, il n’y a pas grand-chose pour le calmer quand il atteint ce stade. En règle générale, il s’enfermerait seul quelque part avec ses casse-têtes, tout en récitant l’alphabet et d’autres choses, en attendant que ça passe ; en attendant d’avoir relativisé. Mais là, il va avoir beaucoup de mal à relativiser avec l’autre homme dans la même pièce. « Tu sais ce qu’on dit sur les gens comme moi… On est des êtres trop logiques pour gérer l’illogisme. Et l’inattendu aussi d’ailleurs. » Ah bah ça… dans l’art de tout prévoir, il était roi, mais une seule tuile suscitait la montée de son stress naturel. Ce pourquoi, il n’aurait jamais pu enseigner au lycée ! L’université et les cours ex cathedra, ça évitait souvent bien des situations qui sortent du cadre du cours. Et c’est peut-être ça aussi qui, à l’époque, l’avait empêché d’accepter qu’il pût potentiellement être attiré par un homme. Qu’il refusât toujours de l’admettre d’ailleurs, ce serait trop beau qu’il se décide en un claquement de doigt. Parce que ce n’est pas logique ; pas ordinaire.

Ah ça, pour être honnête, le côté sans philtre devait sans doute beaucoup aider. Maintenant, il aurait pu être honnête et avoir des philtres, je vous le concède, mais ça retirerait tout le charme de sa personnalité. En attendant, il a la nette sensation d’être à nouveau l’adolescent de l’époque. Non seulement, parce qu’il a retrouvé son travers d’antan, mais parce qu’il ressent les émotions de l’époque. Celles qui lui chopaient les entrailles et les poumons, quand il croisait Rafael au détour de la cuisine, alors qu’il ne l’avait pas entendu arriver. Sans parler du fait, que le plus âgé était en train de le sermonner comme un gamin. C’était le pompon ! Est-ce qu’il s’entend quand il dit ce genre de conneries ? Oh oui. Le pire, c’est même sans aucun doute qu’il les pense ! Il est persuadé que le problème s'est lui et pas Rafael. Pourquoi ce serait l’autre le problème ? C’est lui qui se sent mal en sa présence, pas l’inverse ! Donc, en toute logique… en toute logique… Ses yeux se fixent sur le frère de sa meilleure amie qui se rapproche de lui. Il est trop près… il est BEAUCOUP TROP PRES ! Il voudrait le hurler, mais rien ne sort, il se fige davantage lorsque son index se retrouve dans la bouche de l’autre homme, comme s’il avait cinq ans et que sa mère n’avait rien sous la main pour le soigner. Soudainement, il semble à Tiago que sa température corporelle passe de l’homéothermie naturelle à 36° à celle de la fusion humaine, devant frôler les 50 °c. Puis, un frisson lui court dans l’échine, comme s’il entrait brutalement dans un congélateur à -60°, au point d’en trembler de tous ses muscles. Sur son épiderme, ses poils se dressent et il est bien incapable de dire quoi que ce soit. Machinalement, il suit le mouvement lancer par Rafa’ et serre sa main droite autour de son index gauche emballé dans le linge.

L’autre latin disparaît de son champ de vision et il lui parait qu’il respire pour la première fois depuis fort longtemps. Bordel, comment un geste aussi anodin, peut lui sembler avoir été le moment le plus érotique de sa vie. QUOI ?! NON ! Santiago secoue sa masse capillaire bouclée et il inspire un long moment, avant de se mettre machinalement à réciter des choses logiques, mais qu’il n’aurait jamais pensé réciter avant : « Si, deux droites parallèles coupent deux droites sécantes, alors elles déterminent deux triangles dont les côtés correspondants ont des longueurs proportionnelles. » Et ça cogne si fort dans sa poitrine, alors que son esprit rejoue la scène, qu’il doit inspirer plus fort et fixer le sol. Ne pas faire de malaise… ne pas faire de malaise… Il en a de bonne lui ! Les pas précipités de Rafael lui font relever les yeux alors, qu’il se relance dans un nouveau théorème. « La somme des carrés des mesures des cachètes est égal au carré de la mesure de l’hypoténuse. » Et il a tellement envie de lui hurler dessus ! De lui demander pourquoi il a fallu qu’il soit là ce soir, celui-là ! Mais, rien… pour une fois, il semblerait qu’il y ait un philtre, ou alors, qu’il soit réellement dans un état vraiment second, qu’il soit incapable de réciter autre chose que des mathématiques.

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Comme quoi, les gens non ordinaires ont toujours plus ou moins déranger. Il n’y pouvait rien, s’il avait un cerveau plus développé que le commun des mortels, non ?  Pas plus qu’il n’en voulait à sa mère de ne pas avoir eu les moyens de le prendre en charge mieux que ça. C’est qu’il n’avait pas été dans une école où, on avait fait attention au fait qu’il apprenait plus vite ou qu’il se posait des questions existentielles bien trop tôt pour son âge. Bref, il avait grandi comme les autres, en ne l’étant pas. Après, on n'a jamais dit que ça l’avait rendu malheureux – loin de là -, mais forcément, il y a des séquelles. D’ailleurs, en y pensant, peut-être qu’il devrait aller voir un psy ou retourner voir un psy. Mais avant qu’il ne le fasse, … Toutefois, le trait humoristique pour ‘tenter’ de le rassurer de Rafa’ n’eut pas l’effet escompté. Mais alors, pas du tout. « C’est ça, dit moi aussi que je suis fou. » Aïe. Bon certes, en le voyant comme ça, on pourrait en douter, mais Tiago se considère comme une personne tout à fait saine d’esprit et de corps. Pas comme un saint, cela dit. Très loin de là-même.

Bref, le stress à son paroxysme, le doigt en sang et des mathématiques plein la tête, au point d’en oublier les noms de tous les dieux de l’Égypte ancienne, Tiago se demande encore ce qu’il a fait à ces derniers pour mériter ça. Quoi ? Il faut bien qu’il trouve un responsable à tout ça ! Puisque apparemment, il n’a pas le droit de dire que c’est lui, et qu’il refuserait de dire que c’est Angie. Même s’il sait pertinemment que c’est sa faute à elle. Bon, ce n'est pas vraiment sa faute à elle, si l’autre idiot qui lui sert de frère est lentement en train de transformer ses muscles en flamby, par sa seule présence. Toutefois, il faudrait le tuer pour qu’il accepte d’énoncer ça à haute voix.  Heureusement aussi pour lui, il n’a pas suivi un traitre mot de l’échange entre son infirmier improvisé et les deux femmes du salon, sinon pas sûr qu’il aurait une fois de plus bien réagit.

En effet, Santiago n’a pas – encore – fait de malaise au sens où on l’entend. C’est-à-dire finir au sol dans un état approchant la catatonie. En même temps, ce n'est pas lui qui va tourner de l’œil pour une goutte de sang. Allez savoir comment, deux neurones se connectent, en oubliant les théorèmes les plus fumants de la servante de toutes les sciences, et il fusille littéralement Rafa du regard, lorsqu’il se paie sa tête. « Oh toi, je te jure que… Santa mierda! » Et puis paf, le désinfectant sur la plaie et donc, il n’a pas le temps de finir sa phrase bien sentie. Le guatémaltèque grimace un coup, avant de jurer dans sa langue maternelle. Effectivement, il a peut-être bien des rasoirs à la place des dents, parce que ça fait un mal de chien. Il en voit de toutes les couleurs, rêve de toutes les possibilités de flagellé son tortionnaire en pestant. Soudain, la minuterie sonne et il se redresse. « Rends-moi ma main, je dois sortir les soufflés ! »

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Les yeux remplis des fantômes du passé.

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Arrêter de tout prendre au premier degré. Idée intéressante que voilà ! Seulement, lorsqu’il en est au stade de l’hyperventilation cérébrale, relativiser est quelque chose qui devient impossible. Et puis, il en a trop pris dans la gueule quand il était jeune, qu’il était taré et tutti quanti… Alors oui, lorsqu’on l’attaque, même avec humour, sur sa santé mental, en général ça ne passe pas franchement. Que voulez-vous, il est rancunier l’animal et il ne s’en est jamais caché d’ailleurs. Quelque part, est-ce qu’il en veut à Rafael d’avoir disparu, avant même qu’il ait pu élucider le mystère de la vie le concernant ? Peut-être un peu, oui. Ceci doit sans doute expliquer pourquoi sa seule présence semble le mettre dans une position délicate. Encore une façon de se voiler la face ? Sans conteste oui. À force, il mériterait l’oscar de la personne qui se voile le mieux la face à New York. Oui, parce qu’au monde ça ferait quand même fort prétentieux. « Tu devrais arrêter de me parler comme si j’avais cinq ans. » Oh mais alors celui-là ! Il faut qu’il grandisse tout de même un peu, et que l’autre arrête aussi de l’infantiliser, pour le bien du plus grand nombre. Amen.

Un jour, les baffes vont se perdre à force, mais pas aujourd’hui, puisque sournoisement, Rafael le mettrait bien à terre, à coup de désinfectant. C’est une extrémité, ça saigne à mort et c’est hypersensible, car, eh, c’est un doigt ! Cela lui apprendra à se bouffer de la sorte, certes. « Vete al infierno, traidor. » Vocifère-t-il alors, qu’ils sont lancés l’un comme l’autre dans cette langue qu’ils connaissent si bien, mais dont ils usent normalement si peu. Violent ? Mais il l’a eu en traitre ! Donc c'en est un ! Et pour pleins d’autres raisons aussi, mais pour une fois, il va la fermer, parce que ce qui le préoccupe le plus, c’est la douleur et la minuterie qui sonne. D’ailleurs, ça lui vrille les méninges d’une belle façon. Il jurerait que ça sonne les cloches dans sa boîte crânienne. Finalement, c’est plus l’envie d’arrêter la minuterie que de sortir les soufflés qui le préoccupe. Mais le chilien semble ne pas vouloir cesser de jouer l’infirmier de fortune, en refusant de le lâcher, et c’est le drame. Ou en tout cas, c’est un peu comme ça qu’il le vit. Tout parait s’arrêter soudainement dans son cortex, suspendant sa langue de serpent qui veut encore distiller un peu plus de venin, lorsque Rafael fixe son regard dans le sien. C’est mal ; c’est vil. Le temps même semble réellement s’arrêter pour lui et, étrangement, il s’apaise un instant. Là où quelques secondes plus tôt, il était au point d’implosion, il en est au calme plat et c’est plus que troublant, au point, qu’il ne respire plus pendant quelques secondes, avant de souffler, comme une supplique. « Lâche-moi… s’il te plait… » Même pas sûr que l’autre l’ait entendu pour le coup. Mais il a vraiment besoin, qu'il le lâche. La sensation que s'il ne le fait pas, il signe un pacte de non-retour avec le diable, lui prend les entrailles, et ça finira par lui dévorer l'âme.

Sur cette entrefaite, voilà qu’Angelica débarque, pile au moment où l’aparté étrange pour l’un comme pour l’autre se fini. Tiago reste silencieux. Mortellement silencieux pour le coup, à fixer son doigt pansé, pendant que sa main droite se remet à trembler, comme si tous les bienfaits de la suspension s’en était allé, dès que l’autre homme avait repris son habituelle nonchalance. Dans son cerveau, la roue infernale recommence à accélérer méchamment. Comment, pourquoi, qu’est-ce que… Bref, c’est la foire. Bientôt, il aura plus de cerveau, mais un bouillon. Finalement, il relève ses yeux lorsque la voix de sa femme retenti à ses oreilles devenues sourdes au reste du monde. « Qualbi ? » Les ailes de son nez accélèrent leurs mouvements, trahissant le stress qui remonte en flèche et l’égyptienne soupire. Elle s’éclipse un instant et revient avec un objet, qu’elle tend à son mari. « Allez, va. » Santiago s’empare de la vapoteuse avec un soupir de soulagement, en embrassant la joue de sa femme. « Gracias, mi amor. » Une veste sur le dos plus tard, une porte passée, Tiago actionne l’objet infernal et tire dessus, comme il tirait dans le temps sur une cigarette. À l’intérieur, Naeemah soupire. « Je déteste quand j’en viens à lui rendre ce truc. Enfin, ce n’est plus des cigarettes, c’est déjà ça. »

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