Le livre était ouvert à la page 108, abandonné par ma main tandis que je m’étais endormi en pleine lecture hier soir. Le sommeil m’avait gagné avec une douceur que j’avais accueilli avec plaisir. Sans doute la lecture des plantes comestibles d’Amérique du Nord y avait été pour quelque chose. Je ne m’étais pourtant pas retrouvé à rêver des grands espaces verdoyant de cette partie-ci de l’hémisphère. Il me semblait avoir eu une nuit sans rêve et paisible. J’avais ouvert les yeux sur une nouvelle journée et la perspective d’apporter davantage à cette ville que la veille. C’était peut-être ambitieux mais je préférais cela à la fatalité.

Il me fallait quitter le confort de mon lit pour m’aventurer dans la salle de bain, puis dans la cuisine. Je venais d’ouvrir le pot de café moulu, laissant s’échapper cette odeur caractéristique que j’aimais tant. La pompe de la machine s’éveilla pour faire couler le liquide brun qui tirait sur le noir. A sa surface une mousse beige venait le couvrir le café avec volupté. Je pris la tasse avec moi pour la poser sur le plan de travail, à la recherche de quelque chose pour accompagner ma boisson chaude. J’ouvris quelques placards mais rien de vint trouver grâce à mes yeux. J’allais me rabattre sur des scones de la veille que je n’avais pas encore finis. Ils allaient sans doute avoir un goût un peu sec sur le palais mais tant mieux, un peu de confiture d’abricot ou de beurre saurait contre-carrer ce désagrément.

- Mince…

Je venais de me rendre compte que j’avais oublié, sans doute l’avais-je encore laissé sur la table basse du salon comme cela m’arrivait souvent le soir venu. Attrapant ma tasse, j’allais retourner dans le couloir qui desservait la partie séjour et menait également à la partie nuit de l’appartement. J’entendis une porte s’ouvrir et ne tardait pas à découvrir quelqu’un qui n’avait absolument pas le physique d’Emily. Sourcil arqué, j’observais se nouveau protagoniste tandis qu’il s’évertuait déjà à rajouter quelques pièces de tissus sur lui. Je bu une gorgée de café, une explosion de saveurs en bouche, tout en écoutant les paroles sortir de la bouche du jeune homme. En tant que père il était évident que la situation était des plus cocasses, digne d’une de ces séries pour ados comme on en voyait pleins sur les plateformes de streaming.

- Bonjour, répondis-je avec politesse et calme, un café ?

Il allait sans dire que j’étais davantage curieux que désireux de sortir le couteau de cuisine pour chasser cet énergumène. Amusé pouvait également s’ajouter à la liste. Qu’est-ce que cette journée allait me réserver de plus ?

Tiens, il fallait aussi que je retrouve ma recette pour l’irish, cela faisait bien longtemps que je n’en avais pas fait. Mon esprit tentait déjà de m’emmener ailleurs alors même que le spectacle dans ma cuisine était une curiosité à lui tout seul. Je lui tendis ma tasse de café avant d’aller en attraper une autre dans l’un des placards du haut. Je pris le premier qui venait, avec une tête de bonhomme de neige avant de le passer sous le bec de la machine à café. Tiens, d’habitude on ne l’utilisait pas pour les chocolats chauds ? Sans doute Emily qui l’avait remise en premier. Tant pis, aujourd’hui elle servirait pour un américano.

La pompe de la machine s’était remise en marche après avoir remis une dose de café moulu. Je m’étais accoudé au plan de travail tout en regardant le jeune homme qui devait, à coup sûr, être gêné par la situation. L’étais-je moi-même ? Etrangement, pas du tout. Un léger sourire s’était esquissé sur mes lèvres tandis que mes lunettes cachaient quelque peu les pattes d’oies qui s’étaient formées de chaque côté de mes yeux. Non vraiment, à aucun moment je n’éprouvais un sentiment de gène, toute cette époque était derrière moi.

- Ça faisait longtemps, comment tu vas ? demandais-je en récupérant ma tasse après avoir coupé la machine à café.

L’odeur du liquide noir venait me chatouiller les narines tandis que je buvais une gorgé. J’observais avec attention le visage de mon interlocuteur, comme si j’allais le passer à un interrogatoire. Les vieilles habitudes avaient la vie dure apparemment. Dans le pire des cas cela ne ferait qu’accentuer le comique de la situation, le choix de mes questions n’étaient pas anodin, je souhaitais désamorcer un vrai sentiment de culpabilité. Mais j’étais aussi curieux de savoir qui était ce jeune homme, ce qu’il laissait entrevoir et si je faisais bien de le laisser être ami avec ma fille. Moi ? Protecteur ? N’était-ce pas le rôle d’un père ? Je préférai être vieux jeu que de la savoir avec un quelconque pervers narcissique. J’avais eu quelques affaires de ce genre par le passé, elles n’étaient pas celles que j’avais le plus apprécié.

- Tu travailles dans quoi déjà ?

Si je n’avais pas été dans la police, sans doute que ses questions seraient passés crème. Tant pis, maintenant que j’étais lassé, autant y aller jusqu’au bout n’est-ce pas ?

J’entendais la voix de Jeremy s’élever dans la cuisine, il se révélait bavard en m’accordant quelques détails sur sa vie professionnelle récente. La jeunesse avait ce luxe étrange et paradoxale de pouvoir rentabiliser le temps pour y caser un maximum le travail qui devait être fait. Le rêve américain, le self-made man. Ce qui était autrefois un but à atteindre était aujourd’hui le quotidien de la jeunesse américaine dans les grandes villes. Ce petit avait du courate, je devais le reconnaître. Je hochais la tête tandis qu’il exposait sa situation avant de me retourner la question.

- J’oserai dire que c’est la routine, autant qu’on puisse en dire, New York ne laisse personne souffler, répondis-je dans un premier. Mais je peux aussi avouer avoir connu pire, donc oui ça va.

Après tout je n’avais pas à me plaindre, le café italien que j’allais prendre au coin de la rue était toujours un délice du matin, la journée n’allait pas être trop mal. Au dehors des grains de sable qui venaient quotidiennement se mettre dans les rouages de la police – rien de bien insurmontable si l’on s’efforçait de trouver une solution – il n’était pas un jour sans que le soleil brille et les pigeons roucoulent.

- Comment va Emily ? demandai-je.

La question pouvait avoir l’air étrange au premier abord, je pouvais le concevoir. Mais si j’avais bien appris une chose avec le temps, c’était que les enfants avaient du mal à se confier à leurs parents. J’avais une belle complicité avec ma fille, mais il était déjà chose que l’on disait plus facilement à des amis qu’à son paternel. Aussi la question n’était-elle pas simplement superficielle comme on pouvait la poser à un collègue ou au barista du coin. Comment allait Emily ? Avait-elle quelque chose à l’esprit qui pouvait la préoccuper sans quelle puisse me donner quelques mots ?

Mon regard se faisait un peu plus perçant, un peu plus sincère aussi envers Jeremy. Loin de moi pourtant l’idée d’intervenir, elle était grande. Si elle voulait la protection officiellement de son père, elle savait qu’elle pouvait venir me voir. Cela ne m’empêchait pas de veiller de loin sur elle, d’anticiper ses souffrances pour l’aider quand elle viendrait à moi. Je vins tremper mes lèvres pour boire une nouvelle gorgée de café en attendant la réponse du jeune homme en face de moi. Cette situation restait désespérément très amusante, mais mon flegme quasi britannique m’empêchait d’esquisser un sourire taquin.

Elle survit… Voilà bien des mots qu’un père avait du mal à entendre. Emily survivait malgré les flots, malgré la vie. Combien des vagues submersives avait-elle pris en pleine figure pour en arriver au même stade qu’un naufragé sur son radeau de survie ? J’avais beau l’aimer de tout monde cœur, être présente pour elle, il y avait des combats que Emily devait mener seule… Je sais que parfois elle m’échappe, je ne peux pas lui en vouloir, on ne raconte jamais tout à ses parents. Je la sais entre de bonnes mains avec Jeremy, je l’espère, mon flaire me trompe rarement.

- Les jeunes gens d’aujourd’hui ont trop souvent tendance à baisser les bras dès la première déconvenue, dès le premier obstacle. Je suis content que ma fille ait trouvé un ami comme toi.

Était-ce la nouvelle génération qui se voulait trop oisive ? Trop naïve de croire que tout s’obtenait par un claquement de doigt ? Peut-être. Ou peut-être était-ce l’éternel fracture générationnelle, celle qui donnait l’impression que tout était plus sûr avant, celle qui faisait penser que tout était trop fragile maintenant.
Je sentais le café se refroidir doucement, alors même que la conversation n’était pas un flot continue de paroles. C’était étrange de prendre le temps dans une ville où tout allait toujours plus vite. C’était peut-être l’occasion de ralentir.

- La prochaine fois, on pourra se faire un repas à table. Ce sera l’occasion de te voir dans une vraie tenue et pas besoin de te cacher si tu dois rester dormir ici.

La proposition était lancée, c’était peut-être une idée pour apaiser l’esprit de ma fille, être entourée dans un lieu familier, pour un simple repas. Il fallait parfois savoir retourner à l’essentiel, malgré un brin de taquinerie de ma part par égard pour Jeremy. S’il était un ami de ma fille, un ami sur qui elle pouvait vraiment compter, autant qu’il se sente le bienvenu ici. Tout du moins c’était ma théorie, nous ne perdions rien à tenter cela.

- Je suis sûr que tu devrais pouvoir trouver un moment pour caler ça dans ton emploi du temps, dis-je en lui faisais un clin d’œil.

Il fallait croire que j’étais définitivement bien taquin pour aujourd’hui, cela promettait une bonne journée à n’en pas douter.

Un sourire serein était pendu à mes lèvres, mon intuition envers le jeune homme semblait bonne. Ma petite voix intérieure me murmurait qu’il était fiable, c’était un sentiment inexplicable qui était corroboré par les dires de Jeremy. Avais-je raison d’écouter mon instinct ? Seul le temps saurait répondre à cette question. Être parent s’était aussi ça, s’en remettre à des situations, des personnes qui avaient le pouvoir d’agir sur nos enfants. Je n’avais malheureusement pas toutes les réponses dans le cas d’Emily et mon battre contre ma propre impuissance était quelque chose de bien trop destructeur. Voilà une des leçons que m’avait appris mon divorce.

Mais il était à présent temps pour le jeune homme de s’éclipser. Je regardais également l’heure, il ne fallait pas que je tarde non plus, habituellement je n’avais pas d’interlocuteur de bon matin. Je reposais ma tasse sur le plan de travail.

- Oui je t’en prie, passe une bonne journée, répondis-je simplement.

Au même instant une notification fit vibrer mon téléphone portable, sans doute rien de très important mais de quoi faire baisser mon regard sur l’écran qui s’était allumé à l’occasion. Un message de ma mère, ou plutôt une photo. Sans doute une nouvelle photo de chats. Depuis que mes parents en avaient adopté ils étaient devenus complètement gaga, même mon père. Enfin c’était plutôt l’inverse, les chats les avaient adoptés. Bref, j’allais pouvoir spammer Emily avec ces photos pour que je ne sois pas le seul à être envahi de photos de boule de poils sur mon téléphone.

Une autre journée à New York avait déjà commencé.

Être père, voilà quelque chose d’aussi beau que complexe. Plus qu’une place, c’était un rôle qu’il fallait prendre à bras le corps même en ayant le risque de ne pas y arriver. Mais qui avait-il de pire ? Essayer ou baisser les bras ? On pouvait échouer et c’était une leçon en soit, mais abandonner était pour moi un renoncement beaucoup trop lourd de conséquence. Aussi, je n’avais sans doute pas toutes les solutions, mais au moins j’étais là pour apporter une oreille ou une épaule à ma fille.

- Bonne journée Jeremy.

Les mots, prononcés avec douceur, s’étaient envolés tandis que le jeune homme avait quitté la pièce après avoir mis sa tasse dans le lave-vaisselle. J’avais laissé un instant plané le silence, le regard perdu dans le vide tandis que mon esprit divaguait. La vie était étrange et fascinante tout à la fois pour celui qui prenait un instant pour la contempler. Était-elle volontairement ironique ou bien était-ce la vision humaine qui la rendait ainsi ? Je n’aurais su le dire… J’avais seulement la certitude qu’une nouvelle journée allait commencer et qu’elle allait avancer sans que rien n’y personne ne puisse empêcher le temps d’avancer inexorablement.

Voilà un bien curieux début de journée. Je haussais les épaules avant de finir moi-même ma tasse de café. Je regardais l’heure, j’étais dans les temps. Je décidais d’aller voir Emily, jeter un simple coup d’œil dans sa chambre pour voir si tout allait bien. Sans un bruit j’étais allé jusque devant sa porte avant d’entrouvrir cette dernière. Je la voyais dormir, dans son sommeil elle avait l’air en paix, il n’y avait que son souffle qui venait soulever de façon régulière sa poitrine. Dans mon cœur, elle était toujours ma petite fille…