Sujet: Train-train quotidien (Mia) Mer 5 Aoû 2020 - 14:25
Train-train quotidienC'était gris tout autour. L'eau et les vagues reflétaient les nuages qui cachaient le ciel, en cette matinée du mois d'août. Jeremiah était morose. Il avait à peine dormi pendant la nuit, souffrant d'insomnie qu'aucun somnifère n'avait réussi à faire disparaître. Les cernes sous ses yeux étaient le résultat de plusieurs nuitées semblables dans les dernières semaines. Un café à la main, Jay était planté à l'arrière du ferry, regardant Staten Island s'éloigner derrière eux. Il devait gagner Manhattan, puis le Bronx. C'était parti pour une nouvelle journée à la bibliothèque. Un mal de tête commençait à battre ses tempes. Il enfila son casque d'écoute contre ses oreilles et mis une chanson au hasard, tout pour couper le bruit du clapotis de l'eau, le même qui se répétait en boucle chaque jour, pendant tous ses voyages sur le Staten Island Ferry. L'air était humide et Jeremiah sentait les goûtes d'eau virevolter autour de lui et mouiller légèrement sa chemise. Il s'en fichait. Il n'avait plus de force pour se soucier de grand chose, dernièrement, outre le bien-être de sa grand-mère.
Dans sa bulle, il ne vit arriver près de lui un autre passager du ferry. La plupart se tenait à l'intérieur ce matin, la vue n'étant pas très belle à cause de la température. Le vent était aussi humide, peu agréable. Toutefois, Jeremiah n'était plus le seul maintenant en quête de solitude et de calme, installé contre la rambarde de l'immense bateau. :copyright:️ 2981 12289 0
Dernière édition par Jeremiah Hastings le Mer 5 Aoû 2020 - 18:53, édité 1 fois
Je sais que je ne suis pas seule. Je suis extrêmement bien entourée même. entre Rose, Tyler, papa et surtout Justin qui me suit partout à tout moment de la journée, il est impossible que je ne trouve personne à qui parler. L’ennui, c’est que ce qui me tracasse est un sujet délicat. Après quatre années, presque cinq, le sujet de Kevin est toujours sensible autour de moi. À chaque fois, j’ai l’impression de ne récolter que de la colère pour cet homme que j’ai aimé, alors que la dernière chose dont j’ai envie c’est qu’on me dise à quel point il a été une ordure.
Juillet a marqué l’anniversaire de notre couple. C’est stupide que j’y pense encore, je le sais. Avec le recul, j’arrive à dire que c’est parce que Kevin a joué dans ma tête. Il le fait encore. Il a beau être loin de moi, il me terrorise encore, et je suis certaine que s’il réapparaissait pour me dire de lui revenir, je le ferais. Malheureusement, cet homme, de près ou de loin, me jouera toujours dans la tête. Du moins, c’est l’impression que j’ai.
Me voilà donc ce matin sur le Ferry. Je n’y vais plus aussi souvent qu’avant, mais ce matin, j’ai décidé de prendre un peu de temps pour souffler. Papa n’y a pas vu d’inconvénient, heureusement, et de toute façon, je suis disponible sur mon téléphone portable s’il a besoin que je fasse quelque chose pour lui. Ainsi, me voilà sous ce ciel gris, en train de monter à bord du Ferry. Je suis partie de Manhattan pour aller jusqu’à Staten Island. Et me voilà à refaire le trajet inverse. Je suis bien ici. Les vagues sont apaisantes, et le vent me calme. Pour être certaine de ne pas être distraite, j’ai demandé à Justin de garder ses distances un peu. Ça ne lui a sans doute pas plu, mais il a accepté d’obéir. Me voilà donc en train de sortir à l’arrière du bateau. Je m’appuie à la rambarde et regarde vers le bas les vagues laissées par le moteur.
Je ne suis pas seule. Quelqu’un était déjà là à ma sortie. Je met un moment à tourner la tête vers lui. Il me semble le connaître. Son visage me dit quelque chose. Je préfère pourtant ne rien dire. Il a ses écouteurs de toute façon, je le dérangerais. Je mets un moment à finalement me rappeler qu’il s’agit du musicien de rue que j’ai croisé quelquefois. Très doué, je lui donne un bon pourboire à chaque fois. Je ne le fais pas pour tout le monde non plus. Je ne sais pas pourquoi, mais instinctivement, j’ai cru que ça pourrait l’aider. Qui sait. Au pire, je me serai trompée...
Train-train quotidienC'est lorsque la chanson se termina dans ses oreilles et que le silence revint pour quelques secondes que Jeremiah remarqua une présence à ses côtés. Un froissement de vêtements lui fit tourner la tête vers une femme, qui était appuyée à la rambarde, comme lui, et qui observait la danse des vagues. En pianotant sur son téléphone, il enchaîna aussitôt avec un nouveau morceau, retournant à sa bulle. Jay avait peut-être l’air anti-sociable. C’était un peu le cas, d’ailleurs, depuis les derniers mois. Toutes conversations lui demandaient un effort considérable et le laissaient dans un sentiment amer alors qu’il n’arrivait pas à garder le fil et à se rendre intéressant. Peut-être parce qu’il ne l’était pas, tout simplement. Les derniers mois n’étaient que la même routine, le même train-train quotidien. Le travail. Les soins de sa grand-mère. Un peu de musique dans les rues de Manhattan, où les gens étaient plus généreux que dans le Bronx. Un peu de sport. Et puis, c’était tout.
Jeremiah ne put s’empêcher toutefois de jeter un coup d’œil vers la nouvelle venue. Il remarqua alors qu’elle le dévisageait, probablement sans s’en rendre compte. Un peu mal à l’aise, il replaça ses cheveux d’une main. Y avait-il quelque chose de travers chez lui? Il baissa le volume de sa musique. Peut-être qu’elle l’entendait et que ça la dérangeait. Il fourra ses mains dans ses poches et tenta de se concentrer sur le décor qui s’offrait à lui. Un sentiment de déjà-vu, toutefois, le ramenait constamment à cette femme, à ses longs cheveux sombres et ses yeux clairs. Peut-être l’avait-il déjà croisé à la bibliothèque? Du coin de l’œil, il remarqua qu’elle n’avait pas l’air bien plus joyeuse que lui. Elle avait l’air perdue dans ses pensés, hypnotisée par le mouvement de l’eau, comme il l’avait lui-même été tant de fois pendant ses voyages en ferry. Il retira ses écouteurs d’une main, se racla la gorge doucement et dit, bien évidemment sarcastique:
—Beau temps pour se perdre dans nos pensés, n’est-ce pas?
Idiot, idiot, idiot. Mais quelle façon d’aborder une femme, parler de la météo, en plus de lui faire comprendre qu’il avait remarqué qu’elle était tombée dans la lune? Il allait la rendre mal à l’aise, bien certainement. Il remarqua un mouvement dans son champ de vision, plus loin derrière lui. Un homme se tenait en retrait, le regard vers eux. Gêné, Jeremiah se pinça l’arête du nez, caché derrière sa main. Il marmonna:
—Désolé, je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. Je ne voulais pas vous déranger.
Il tourne la tête et je réalise que je suis en train de le dévisager. Oh… C’est embarrassant. Si je détourne les yeux, ce sera encore plus bizarre. Je croise donc son regard, fait un semblant de sourire et tourne la tête pour regarder à nouveau les vagues. De toute façon, on ne se connait pas lui et moi. Il ne se souvient probablement pas de moi. Je suis une étrangère parmi tous les autres qui ont dû lui donner un pourboire. Je replace mes cheveux derrière mes oreilles pour ne pas les avoir dans les yeux en baissant la tête. En fait, j’aurais dû aller travailler.
Une voix autre que celle de Justin s’adresse à moi. Je regarde l’homme qui vient de me parler et je hoche la tête en souriant poliment. « Gris à souhait. » Mais qu’est-ce que je dis ? Pourquoi c’est si difficile de démarrer une conversation normale avec des gens normaux ? Parce que je ne suis pas normale. Je suis une idiote, voilà. Oh, tout le monde me dirait le contraire, mais je ne suis pas Miss Mitchell en ce moment. Je suis Mia. Elles sont totalement différentes toutes les deux. Mia a été détruite et n’a plus aucune assurance.
Je remarque qu’il regarde derrière et donc je me retourne pour voir qu’il a repéré Carter. Il fait cet effet-là à beaucoup de gens. En même temps, Justin est certes très adorable avec moi, mais quand il est en mode protection, il prend son travail très au sérieux. Je repose les yeux sur le musicien qui me présente ses excuses. Ne pas me déranger. Je balaie ses excuses d’un revers de la main dans le vide. « Non, ne vous en faites pas. Je… Je vous ai dévisagé avant… En fait, c’est parce que je crois vous avoir reconnu. Vous êtes le musicien qui jouait Sur la 41e, près de Times Square, non? » Je souris un peu plus. « Ne faites pas attention à Justin là-bas. Il est seulement là pour veiller sur moi. »
Train-train quotidienComme prévu, la jeune femme réagit bizarrement. Elle n'avait pas l'air de savoir quoi lui répondre, avec raison, et Jeremiah se mordit l'intérieur de la joue, regrettant de l'avoir abordé. Voilà pourquoi tu restes silencieux, d'habitude, Jay. Un sourire poli aux lèvres, il guida à nouveau son regard vers le ciel gris, en s'imaginant que la situation en resterait là. Mais ce ne fut pas le cas. Elle repoussa ses excuses: Non, ne vous en faites pas. Je… Je vous ai dévisagé avant… En fait, c’est parce que je crois vous avoir reconnu. Vous êtes le musicien qui jouait sur la 41e, près de Times Square, non? La surprise se lut sur le visage de Jeremiah, qui se tourna complètement vers elle, cette fois. Il ne s'imaginait pas qu'on pouvait le reconnaître, sans sa guitare à la main, d'ailleurs. Il avait toujours cru que, pour les passants de Manhattan, il n'était qu'une figure de plus dans le décor effervescent de la ville. Ne faites pas attention à Justin là-bas. Il est seulement là pour veiller sur moi. Elle lui souriait franchement. Un garde du corps? Une habituée de Manhattan? Peut-être venait-elle alors de ces grandes familles riches qui peuplaient les hauts quartiers de New York. Il contempla la lueur triste au fond de ses yeux et se demanda comment elle en était venue à se morfondre comme lui sur le pont du Staten Island Ferry, alors qu'ils venaient probablement d'horizons si différents. Il rit finalement, de bon cœur.
—Et bien, merci. Grâce à vous, je viens de passer ce matin d'artiste méconnu à artiste légèrement moins obscur. C'est du progrès.
Il ne le mentionna pas, mais ça lui faisait un baume au cœur. C'était le manque d'argent qui l'avait poussé à se tourner vers la rue pour présenter sa musique. En coupant les ponts avec bien des amis de son entourage, il avait aussi abandonné le groupe avec qui il jouait il y a de cela plusieurs années. Il n'était plus question d'aller dans les bars et de présenter de petits spectacles. Seul, il ne valait pas grand chose, on le lui avait bien fait comprendre. Mais gratter la guitare et fredonner quelques chansons pour les touristes de Times Square ou pour les gens trop pressés de Manhattan lui rapportait ironiquement quelques billets. C'était toujours mieux que rien. Le regard posé dans les yeux clairs de la femme, il s'excusa à nouveau:
—Je m'excuse de ne pas vous reconnaître en retour. Je suis dans ma bulle, quand je performe... je regarde rarement autour de moi.
Et c'était vrai. Au départ, c'était la honte qui le poussait à fixer sa guitare, sans un regard pour son public. Il n'arrivait pas à croire qu'il en était rendu à quémander de l'argent dans les rues. Mais avec le temps, s'il s'était habitué à la situation, ses yeux parcouraient toujours son public sans véritablement le voir. C'était comme s'il entrait en transe. Le vent se souleva sur le ferry et, ses boucles se tordant dans l'air, Jeremiah tendit une main vers la nouvelle venue.
—Jeremiah Hastings.
Il tenta d'ignorer le fait que son protecteur avait probablement les deux yeux braqués sur eux. Il se dit qu'il ne devait pas avoir l'air bien dangereux, puis se rappela ses yeux cernés, son visage épuisé, ses boucles en bataille et sa chemise froissée. Ça pourrait être pire. Sa main trembla un peu - l'effet du café ou de la situation? Il ne s'était pas approché d'une inconnue depuis des mois. La seule certitude qu'ils quitteraient le ferry bientôt et ne se reverraient peut-être plus jamais le poussait à tenter sa chance et à redevenir normal pour quelques instants. :copyright:️ 2981 12289 0
Mon sourire est plus franc, plus affirmé, moins timide. Étrangement, ça me fait du bien. Je n’ai pas l’habitude de converser avec des étrangers en fait. Du coup, quand il me remercie de le faire passer d’artiste inconnu à légèrement moins obscur, je ris légèrement avec lui, baissant un peu les yeux. Je ris ? En effet, y a du progrès. Je me demande du coup ce que pense Justin au loin. Je ne sais pas trop pourquoi je me pose la question, mais je crois que son opinion m’importe. Enfin, pas dans le même sens que l’opinion de Kevin m’importait. Je n’ai pas peur que Justin me fasse du mal si j’ai le malheur d’être en désaccord avec lui.
Toujours appuyée contre la rambarde, je relève les yeux sur lui. Il me présente ses excuses à nouveau. Cette fois, parce qu’il ne me reconnait pas. Il m’explique que lorsqu’il joue, il est dans sa bulle et a tendance à ne pas regarder les gens autour de lui. Je hoche la tête. « Je comprends, ne vous en faites pas. C’était pareil pour moi quand je jouais du piano, et encore plus maintenant quand je suis au travail. Je décroche difficilement. »
Le vent souffle sur le ferry et repousse mes cheveux qui tombaient sur mes épaules. Il me tend alors la main et se présente. Jeremiah Hastings. Sa main tremble un peu, mais comme je ne suis pas en mode travail, je ne m’en fais pas trop. Je tends la main et serre la sienne. « Mia Mitchell. » Je me demande alors si mon nom lui dira quelque chose. Notre entreprise après tout n’est pas petite, alors peut-être… Enfin, ça ne me dérangerait pas qu’il ne reconnaisse pas non plus. C’est même plutôt amusant à chaque fois que quelqu’un ne connait pas qui nous sommes. La surprise sur les visages quand ils apprennent le monde dans lequel nous vivons papa, Tyler et moi, c’est toujours divertissant.
« Ce sont vos compositions que vous jouez en général ? Je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu les chansons ailleurs… » Autant faire la conversation pour le reste du trajet. À moins évidemment qu’il n’en ait pas envie, ce que je comprendrais totalement. « Enfin… vous n’êtes pas obligée de me le dire. Je… Je trouvais juste jolies les chansons que j’ai entendu. » Oui, parce qu’à chaque fois je m’arrête quelques minutes pour écouter quelques chansons.
Train-train quotidienLe malaise ambiant se dissipa lentement. La jeune femme rit à ses mots et lui expliqua qu'elle jouait du piano et qu'elle se retrouvait elle-même souvent dans sa bulle, comme aujourd'hui, quand elle travaillait. Elle ne lui en voulait pas, alors. Elle serra sa main en retour et se présenta. Mia Mitchell. Jeremiah fronça les sourcils quelques instants. Ce nom lui semblait familier, mais il n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. Peut-être que le nom Mitchell était déjà passé sur un livre à la bibliothèque? Ce sont vos compositions que vous jouez en général ? Je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu les chansons ailleurs… Jeremiah but sa dernière gorgée de café alors qu'elle lui expliquait qu'elle trouvait sa musique jolie. L'homme ne put retenir un sourire fier. Ce n'était pas tous les jours qu'il entendait ce genre de compliments sur ce qu'il faisait. Tu vois, ce n'est pas si mal, discuter avec elle.
—Oui, je compose mes propres chansons. Par contre, c'est plutôt rare que je les présente à la rue. Vous avez été chanceuse, ajouta-t-il avec un sourire un coin. En général, je joue des airs plus connus. C'est dommage à dire mais... c'est ce qui rapporte le plus d'argent, avec les touristes.
Alors que plusieurs ne parlaient qu'à peine l'anglais, c'était le meilleur moyen d'attirer leur attention, avec des hits qui circulaient partout dans le monde, qu'ils pouvaient fredonner avec lui.
—Je ne vois pas la musique que dans une optique mercantile, évidemment. Mais je ne peux pas le cacher, j'ai besoin de cette source de revenus. Je chante ma propre musique quand je ne pense plus à l'argent, en vérité. Quand je chante pour moi-même, bien que je sois devant les autres.
Il regrettait ses paroles dès le moment qu'elles quittaient sa bouche. Cela ne faisait probablement aucun sens pour elle. Un peu gêné, il tenta de s'occuper, lissant l'ourlet de sa chemise, balayant une poussière imaginaire sur la rambarde, jetant un regard aux vagues. Il se racla la gorge et tenta une question, voulant repousser l'attention qui était posée sur lui.
—Et vous, jouez-vous parfois du piano devant public? Je serais au rendez-vous, je vous dois bien cela.
Sa voix était douce. Peu à peu, il oubliait qu'on les observait toujours derrière.
Je me dis qu’il doit sans doute me trouver bizarre de me rappeler aussi bien de sa prestation. Je devrais sans doute me taire en fait. Je suis après tout une totale étrangère qui lui pose des questions plus ou moins personnelles. Enfin, est-ce que demander s’il joue des compositions est personnel ? Je ne sais pas vraiment. Je regarde les vagues pour reprendre une contenance, puis le regarde à nouveau quand il prend la parole. Il sourit. Je n’ai donc pas franchi de limite à ce que je comprends. Au contraire, j’ai l’air de lui avoir fait plaisir.
Même s’il me dit qu’il compose en effet ses chansons, il affirme que c’est plutôt rare qu’il les joue sur la rue et que j’ai eu de la chance. Je souris en hochant la tête. Il ajoute que jouer des airs plus connus, c’est ce qui paie le plus. Je comprends. Il faut plaire à son public pour pouvoir gagner sa vie. Comme s’il se sentait obligé de m’expliquer, ou qu’il avait peur que je le juge, il me raconte que la musique n’est pas seulement un moyen de faire de l’argent, mais qu’il a besoin de cette source de revenus. Il joue sa propre musique pour lui en général. « C’est bien dommage, vos compositions sont magnifiques. Mais je comprends tout à fait en même temps. Jouer du populaire va plaire davantage au public. C’est un concept que je connais bien. » Plaire pour ne pas décevoir. C’est ce qui résume toute ma relation avec Kevin, après tout. Mais moi, ça s’est terminé dans un bain de sang.
Il me renvoie alors une question, me demandant si je joue devant public. Je baisse les yeux, embarrassée. Je n’ai aucune raison de l’être je pense, mais je le suis. C’est stupide. « Non, malheureusement, je n’ai plus touché à un piano depuis mes 16 ans, sous les conseils de mon petit ami à l’époque. » Je tourne la tête et regarde un peu plus loin, New York. « J’ai arrêté pour me concentrer uniquement sur l’entreprise familiale. » Je repose les yeux sur lui. « Mais j’ai envie de m’y remettre depuis quelques temps. Je suis certaine que j’ai tout oublié, mais vu le travail que je fais, ça m’aiderait sans doute à me détendre. Et puis, j’ai promis à un ami que je lui jouerais un morceau, donc il faut que je me pratique. » Je ris légèrement, toujours embarrassée.
Train-train quotidienJeremiah fut surpris de voir qu'elle n'était pas décontenancée pour le moins du monde par ses propos. Au contraire, elle lui assura qu'elle comprenait. On devait plaire à son public pour gagner sa vie. Jay hocha la tête à ses propos. S'il avait eu des doutes en voyant la femme arriver près de lui ce matin-là, ces idées étaient à présent toutes envolées. Mia était une présence douce, calme, et, pour une raison qu'il ignorait, il se sentait à l'aise de parler avec elle. Il n'avait pas de mal à rester concentrer sur la situation, ni même à se rendre agréable à discuter. C'était bien une première. Cela faisait des mois qu'il n'avait pas autant socialisé. Outre ses échanges au travail ou dans la rue, rien ne lui permettait de tisser des liens avec les autres. Il s'en empêchait fermement d'ailleurs. Il décevait déjà sa grand-mère. Il ne voulait pas décevoir quiconque d'autre. La femme eut ensuite l'air embarrassée à sa question. Elle lui expliqua qu'elle ne jouait plus depuis ses 16 ans, à la demande de son petit ami de l'époque. Elle songeait toutefois à s'y remettre, pour se détendre un peu. Elle mentionna qu'elle travaillait pour l'entreprise familiale. Jay s'imagina qu'on avait peut-être des attentes très grandes d'elle. Elle n'avait pas l'air certaine, toujours gênée de ses propos, mais Jay, lui, hochait la tête, approuvant totalement l'idée.
—Absolument, lui lança-t-il. S'il y a bien une raison pour laquelle je fais de la musique, c'est pour ça. Elle est une libération. Pendant un instant, on n'est plus la même personne. Pendant un instant, il n'y a qu'elle qui compte, et non plus nos problèmes.
Les mots sortaient de sa bouche sans retenu. Une part de lui pensa alors que s'il arrivait à s'exprimer avec autant de facilité, c'était bien parce que cette femme était une inconnue. Elle ne le jugerait pas. Et quand bien même elle le ferait, elle ne le connaissait pas assez pour que Jay se torture l'esprit avec l'opinion qu'elle avait de lui. Elle était une porte d'entrée vers un semblant de vie normale. L'autre part de lui se dit alors au même moment que ce voyage sur le ferry allait terminer bien assez vite et qu'il replongerait aussitôt dans la noirceur de sa routine. Ce serait une rencontre éphémère. Il se racla la gorge.
—Je ne sais pas ce que vous vivez, mais dans tous les cas, la musique est toujours une bonne amie.
Il le croyait fermement. Il ne vivrait pas sans elle. Elle le gardait sain d'esprit, mieux que n'importe quel être de chair et d'os qui prétendrait se soucier de lui. Devant eux, Staten Island devenait une minuscule parcelle de terre. Ils approchaient Manhattan. Jeremiah demanda: —Je suis ici tous les matins, mais c'est la première fois que je vous vois sur le ferry. Vous n'êtes pas de Staten Island, ou je me trompe? :copyright:️ 2981 12289 0
Parfois, discuter avec des inconnus, c’est plus facile que de discuter avec nos proches. Peu de gens sont au courant du fait que j’ai joué du piano, mis à part ma famille et certains proches. Je ne sais pas pourquoi je lui confie cette partie de ma vie, si ce n’est que parce qu’il est un total étranger. Je lui confie que je veux reprendre le piano pour me détendre un peu du travail. Je me dis alors que je pourrais éventuellement trouver un piano pour mon chalet. C’est sensé être mon endroit de détente à moi, mon refuge, alors autant y mettre tous les bons ingrédients.
Jeremiah approuve ce que je dis. Je le regarde, légèrement embarrassée mais très attentive. Il me confie que c’est pour la même raison qu’il fait de la musique, que c’est une libération. On est plus la même personne… J’ai l’habitude d’être la Mia du boulot, forte et fière, et la Mia du quotidien, faible et insécure. Je me demande du coup quelle Mia je serais si je rejouais du piano. Mais ce sentiment qu’il me décrit, j’ai l’impression de l’avoir oublié en même temps que d’avoir l’impression de le connaître trop bien. C’est étrange. Je bois ses paroles en hochant la tête. Il se racle la gorge et me confie que la musique est une bonne amie. Je souris et regarde les vagues sur la mer. Ce que je vis, c’est difficile à expliquer. « J’ignore si c’est vraiment d’une amie que j’ai besoin, mais si ça peut me faire oublier le reste l’espace de quelques minutes, alors je suis convaincu. » Je le regarde à nouveau en souriant. « Je vais juste devoir me trouver un piano. »
Je ne veux pas confier mes ennuis. Je n’ai pas envie d’en parler en fait. En parler, c’est difficile. Mes souvenirs sont douloureux à me rappeler, alors les raconter ne le sera que davantage. Je regarde au loin et Staten Island semble bien petite vue d’ici. Nous allons bientôt arriver, sans doute. Jeremiah me pose alors une question que j’écoute en reposant mon regard clair sur lui. « Oh… non, je suis de Manhattan. Je viens sur le ferry quand j’ai besoin de réfléchir. » Je regarde à nouveau au loin. « C’est peut-être idiot à dire à haute voix, mais j’ai l’impression que le vent arrive à balayer toutes les mauvaises pensées que je pourrais avoir. Les vagues son apaisantes également. Je viens généralement dans la journée d’habitude, mais ce matin… » Ce matin je me suis réveillée en sursaut après avoir rêvé à Kevin, au moment où son poing touchait mon visage. J’avais besoin que le vent balaie mes peurs, mes démons. « Ce matin je ne voulais pas attendre après le travail. »
Train-train quotidienJeremiah croyait fermement à ses paroles, sans trop savoir ce qui se tramait dans la tête de Mia. Pourtant, elle avait l'air attentive à ses propos, les buvait comme de l'eau fraîche, alors il continuait, se disant qu'elle avait peut-être besoin de les entendre comme lui avait besoin de les dire. La femme lui répondit alors qu'elle ne savait pas si elle avait besoin d'une amie. Jay resta perplexe. Peut-être que sa vie à lui était si vide d'amitiés qu'il avait oublié qu'elles ne nous rendaient pas nécessairement heureux. Elle lui avoua ensuite qu'elle devrait se procurer un piano. Sur ce point, il ne pouvait pas l'aider. Jay jouait encore de la guitare avec le vieil instrument de son grand-père, une antiquité dont il prenait grand soin. Il ne s'y connaissait pas tant sur la qualité des différents instruments de musique, ni même sur l'endroit où on devait s'en procurer. Pour lui, la musique venait d'abord de l'humain.
Mia lui expliqua ensuite qu'elle venait de Manhattan, ce qui confirmait les doutes de Jay. Elle lui expliqua qu'elle venait sur le ferry pour se détendre et que le vent lui donnait l'impression de balayer ses ennuis. Jeremiah sourit. Il aimait l'idée. Tournant le dos à l'eau, s'appuyant contre la rambarde, il murmura:
—Si seulement c'était aussi facile.
Il aimait l'idée, mais il était tout de même sombre. Il ne fallait pas se leurrer. Lui aussi avait parfois l'impression d'être suspendu dans le temps lors de ses voyages en ferry, en particulier ce matin, mais ils n'étaient que temporaires. Les problèmes revenaient toujours, parce qu'on ne pouvait pas simplement les balayer. Il fallait les affronter, ce qui était bien plus difficile. Croisant les bras pour se protéger du vent qui venait de s'élever encore plus fort, comme pour confirmer les dires de Mia, Jay répondit: —Je m'excuse d'avoir coupé court à tes réflexions, alors. J'espère au moins que ma présence aura été aussi apaisante que celle des vagues.
Il émit un petit rire. La tienne l'a été pour moi, en tout cas. Ce n'était plus une question de minutes avant la fin du trajet. :copyright:️ 2981 12289 0
C’est ridicule. Le vent n’a pas ce genre de pouvoir sur les gens, mais sa fraîcheur m’aide beaucoup. Je me sens pourtant ridicule quand je lui en parle. Il sourit, mais je me sens tout de même ridicule. Il appuie son dos contre la rambarde alors que moi j’y appuis mes bras. Il a raison, ce n’est pas aussi simple. La vie est bien trop compliquée pour que le vent arrive à effacer le moindre souci qu’on puisse avoir. Mais parfois, l’humain a besoin de s’inventer des trucs pour pouvoir tenir bon avant de s’écrouler. Moi, j’ai besoin de me faire croire que la nature, le vent, les vagues, arrivent à m’apaiser. Sinon, je ne m’en sortirai jamais.
Il y a quelque chose de sombre dans son regard. Je détourne les yeux pour regarder les vagues, mon sourire disparu. Le voyage allait s’achever bientôt et je vais devoir aller travailler. Je sais qu’une fois que je serai dans la tour de la Carter Corp, je serai bien. Mia Mitchell est forte, et rien ne peut la briser. Du moins, pas cette Mia-là. Celle que je suis en dehors est faible et il suffit qu’un souffle pour qu’elle s’effondre comme un château de cartes.
Le vent souffle un peu plus fort, et je regarde Jeremiah qui s’adresse à nouveau à moi. Il s’excuse d’avoir coupé court à mes réflexions, mais il espère que sa présence m’aura été apaisante. Je souris à nouveau, sincèrement. « Elle l’a été. Ça m’a fait du bien de discuter un peu. » Je me redresse et me retourne. On arrive à Manhattan dans une minute ou deux. « J’espère que c’est la même chose pour toi du coup. Et j’espère aussi avoir l’occasion d’entendre à nouveau ta musique. »
Train-train quotidienTous deux devenaient sombres et commençaient à se refermer. Jeremiah le sentait. Avait-elle le même sentiment que lui, de devoir s'enfouir sous une carapace pour affronter ses journées? Sourire à tous les new-yorkais qui passaient les portes de la bibliothèque, bien que chaque interaction l'épuisait un peu plus. Jouer dans les rues, en s'efforçant de plaire à tous et en espérant qu'il n'avait l'air trop désespéré en lorgnant constamment les billets que les gens laissaient tomber dans son étui. Même en revenant chez lui, le soir, la mascarade devait se poursuivre. Il devait être fort pour sa grand-mère, ne pas montrer qu'il s'effondrait en dedans. Elle l’a été. Ça m’a fait du bien de discuter un peu. Jeremiah regarda à nouveau la jeune femme et ses yeux clairs. Il sourit.
—À moi aussi, plus que je ne l'aurais cru.
Ça n'avait même pas été difficile. Se relevant, il se dit qu'ils devraient bientôt se mettre en marche vers la sortie du ferry. J’espère que c’est la même chose pour toi du coup. Et j’espère aussi avoir l’occasion d’entendre à nouveau ta musique.
—Je ne suis pas difficile à trouver. Rendez-vous au même endroit.
C'était une invitation, en fait, qu'il lança avec un sourire joueur, mais plein de bonhomie. Jeremiah espérait bien croiser à nouveau Mia. Il n'avait aucune mauvaise idée derrière la tête: il appréciait simplement sa présence. Si elle arrivait à l'apaiser pour quelques minutes seulement, c'était déjà une douce accalmie dans le chaos de sa vie. Se raclant la gorge, Jay se tourna une dernière fois vers la femme.
—Au plaisir de se revoir, Mia. Et bonne chance pour tout.
Il était sincère. D'un hochement de tête, il enfouit ses mains dans ses poches et se dirigea vers la suite. C'est reparti. :copyright:️ 2981 12289 0