Confidences autour d'un repas {feat. Adrien O'Connor}

J’ignore à quoi je m’étais attendu en lui donnant mon numéro de téléphone. Qu’elle m’appellerait le soir-même ? Qu’on discuterait de tout et de rien comme deux amis jusqu’aux petites heures du matin ? Je crois que ce qui m’a laissé croire que j’aurais de ces nouvelles, c’est le fait qu’elle a dit prit ma carte comme si c’était un trésor que je lui donnais. Mais j’aurais dû m’y attendre. J’aurais dû savoir que j’aurais droit à un traitement de silence. Quelques semaines sont passées depuis que je l’ai vu. Du moins, depuis que je l’ai parlé, parce que je me suis donné la permission de l’observer de loin. Rien de pervers ou quoi que ce soit, j’étais juste inquiet pour elle après la blessure qu’elle a eu à cause de moi. Mais je l’ai laissée tranquille aussitôt que j’ai vu qu’elle allait bien.

Après cette attaque à mon encontre, j’ai dû réparer les dégâts au bar, et ça ne fut pas chose aisée. J’ai vu mon visage dans les journaux et dans les médias sociaux. Au moins, ça nous a fait un peu gagner en notoriété. Les gens sont parfois stupides. Je m’étais attendu à ce que ça effraie ma clientèle, mais à l’ouverture, nous avons eu plus de clients, un peu comme les soirs de la fête nationale. Au moins, les affaires vont bien, mais pourtant, j’ai été à cran. Mes employés et partenaires l’ont tous senti. Au moins cette fois, mes ennemis y penseront à deux fois avant de venir s’en prendre à moi.

J’étais dans mon bureau en train de travailler quand mon téléphone s’est mis à vibrer. Je regarde rapidement le sms et… Pourquoi mon coeur bat plus vite soudainement ? Pourquoi le nom de Laura me fait sourire ? Pourquoi suis-je aussi content en recevant cette invitation alors que j’ai eu droit à un silence radio jusqu’ici ? C’est à cet instant que je me lève d’un bond. Elle doit avoir besoin de moi. Attrapant tout ce dont j’ai besoin, je sors de mon bureau, la porte se verrouillant magnétiquement derrière moi, et j’entre dans ma voiture pour aller la rejoindre. Je n’ai pas l’habitude des petits restaurants de Brooklyn. Du coup, en arrivant, je suis un peu dépaysé. J’arrive à la repérer et va la rejoindre. « Bonjour Laura. » Je lui souris aimablement, puis détache mon veston avant de m’asseoir. « Je suis content d’avoir de tes nouvelles. Comment vas-tu ? »

Je suis heureux de la voir. J’ai été plus ou moins blessé, je crois, de ne pas avoir de ses nouvelles, mais maintenant qu’elle voulait me voir, c’est comme si tout ça ne comptait plus. Je n’ai jamais été un homme proche de ses émotions alors je ne saisis pas totalement ce qui m’arrive. Mais devrais-je m’en soucier ? Pour l’instant, je me concentre plutôt sur elle. Elle baisse les yeux quand je lui demande comment elle va. Elle a un problème ? Aussitôt, je m’inquiètes. Mon sourire disparaît. Elle dit mon nom, me renvoyant le fait qu’elle est heureuse de me voir. Malgré son état, j’accroche sur la façon dont elle dit mon nom.

J’ai l’habitude que mon prénom sonne comme un mot formel, ou même une insulte, mais je n’ai pas l’habitude qu’il sonne avec autant de douceur. Ça fait battre mon coeur un peu plus fort, étrangement. Sa façon de le dire me donne un vague sentiment de familiarité, ou plutôt de confiance. Je ne l’intimide pas, alors ça ne peut pas être pour ça qu’elle a baissé les yeux. Non, elle s’en veut de ne pas avoir donné de ses nouvelles. « Ne t’en fais pas pour ça. » J’ai juste cru qu’elle me détestait, ou m’en voulait pour une raison obscure, mais je me suis peut-être trompé finalement. « Avec le repos, tes collègues et le reste, ça n’a pas dû être facile. Je suis content que tu le fasses maintenant par contre. »

Enfin, elle se décide à me répondre par rapport à mon autre question, à savoir si elle va bien. Elle croit qu’elle va bien ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Elle se renseigne à mon sujet et je balaie la question de la main. « Les affaires vont bien, tout le monde va bien. New York a des tendances suicidaires apparemment, puisque mon bar est encore plus populaire maintenant. » Je souris et on vient nous porter le menu. Décidément, je n’ai pas du tout l’habitude à ce genre de restaurant. Quand la serveuse part, je regarde Laura à nouveau. « Parle-moi de toi. Ça s’est bien passé avec tes collègues ? Et tes supérieurs ? » Je me penche un peu plus vers la table en souriant. « Il faut que je m’attende à de la visite ? Parce que je t’avoue que ça m’amuserait un peu. » En discutant, je ne pense pas du tout qu’elle a pu revoir sa fille et lui dire qu’elle a été plus ou moins rejetée par celle-ci.

Oui, les affaires vont bien et je n’ai pas à me plaindre. Certes, les gens sont un peu étranges et dérangés quand on y pense comme ça, mais il faut également se rappeler que ces gens cherchent peut-être également à seulement vivre des émotions nouvelles. Comme Laura le dit, ils cherchent des sensations fortes, même s’ils pourraient en rester marqués. Au fond, je suis le marchand de ces émotions. Et moi, tant que ça me rapporte, ça ne m’embête pas du tout. Du coup, je n’en ajoute pas sur le sujet, me contentant de hocher la tête pour approuver ce qu’elle dit. De toute façon, la serveuse nous apporte un menu et repart.

J’ouvre le livre et regarde les repas. Même la salade ne me semble pas très saine, mais je ne dis pas non à un défi. Et puis je n’ai jamais dit que je ne mangeais jamais de junk food. Ça ne fait simplement pas parti de mes habitudes d’alimentation. Pour continuer la conversation, je demande à Laura comment les choses se sont passées avec ses collègues, amusé même à l’idée de recevoir leur visite. Elle me dit que tout va bien avec eux, qu’ils ont lâchés l’affaire, mais à défaut de recevoir de la visite, je serai peut-être surveillé. Un sourire en coin, décore mes lèvres. J’espère que c’est le lieutenant Cassidy qui s’en chargera. Lui, j’aime bien le faire tourner en bourrique. « Je serai prudent, promis. Et merci du tuyau. » Mine de rien, qu’elle me prévienne me fait un grand plaisir. Au moins, je pourrai prévenir mes employés.

Je ferme alors le menu et la serveuse arrive. Je regarde Laura qui me dit qu’elle se doute que je n’ai pas l’habitude de ce genre d’endroit, mais qu’un peu de gras ne me fera pas de mal. C’est vrai que je peux me le permettre, vu la taille que j’ai. Après elle, je commande donc un gyro au poulet, puis laisse la serveuse partir avant de regarder Laura. Son sourire est magnifique, et mon sourire beaucoup plus sincère et mon regard plus admiratif témoigne de ma joie d’être ici. « Je n’ai certes pas l’habitude, mais ça ne m’empêche pas d’être content. Je n’ai pas souvent l’occasion de découvrir de nouveau restaurants. Et surtout » je la désigne de la main « j’ai la chance d’être en excellente compagnie. » Mais pourquoi je viens de dire ça ? « Merci pour l’invitation. Je suis content de te voir. » Je radote là, non ?

En m’en rendant compte, je me racle la gorge et boit une gorgée d’eau. Du bourbon aurait été meilleur, mais tant pis. Je décide de changer de sujet. « Et avec Emily. Du progrès ? »

Je mets un doigt sur ma bouche quand elle me demande de ne rien dire au sujet du tuyau qu’elle vient de me donner, amusé, signe que je ne dirai rien. Quand elle me dit qu’elle m’a invité ici à cause de son budget, je hoche la tête. Avoir su, j’aurais offert le repas, mais je n’en dis rien. Laura me semble être le genre de femme qui aime son indépendance et c’est tout à son honneur. Et puis comme ça, ça me donne une excuse pour la revoir. Enfin… pourquoi est-ce que je me cherche une excuse en fait ? « Et bien puisque tu me fais découvrir un nouveau restaurant, la prochaine fois ce sera à moi de faire la même chose. Et c’est moi qui offre. » Ce n’est pas discutable. Je pense qu’elle s’en doute.

Nos repas commandés, je décide de demander des nouvelles à Laura au sujet de sa fille. Quand son sourire disparait, je sais que j’ai mis le doigt sur un problème. Laura n’a pas eu de bonnes nouvelles, si j’ose croire. Elle me le confirme elle-même en me disant qu’il y a eu des progrès, mais de la façon dont elle en parle, je sais qu’ils sont négatifs. Nos plats arrivent et j’attends que la serveuse parte pour inviter Laura à parler. « Explique-moi ce qui s’est passé. » Mon sourire aussi est disparu. C’est comme si son absence de bonheur venait de me retirer le mien complètement.

Je commence à manger tranquillement sans perdre un seul mot de ce qu’elle me raconte. Mon attention ne la quitte pas du tout. Elle me raconte qu’elle a vu Emily attendre son père au poste et qu’elle lui a montré son papier d’adoption et acte de naissance après avoir discuté avec elle un peu. Je baisse un peu les yeux. Cette situation est compliquée. Ce n’est pas ce que je lui avais conseillé de faire pourtant. Mais bon, ce qui est fait est fait. Adrien O’Connor trouve toujours des solutions pour corriger le passé.

Quand elle me dit qu’elle a merdé, je me sens triste pour elle, et j’ai une étrange, mais puissante volonté de la rassurer, de la consoler. Mon bras s’étend sur la table pour aller prendre sa main, comme j’ai pu le faire à l’hôpital. « Je serais un très mauvais ami si je te disais que tu as bien fait. Mais je doute que tout soit perdu. C’était peut-être trop tôt et lui donner l’occasion d’aller vers toi d’elle-même aurait sans doute été la meilleure solution, mais au moins elle sait qui tu es et où te trouver. Tout n’est pas perdu je pense, surtout si elle connait les conditions dans lesquelles tu as dû la laisser. » J’affiche un petit sourire en coin, bienveillant comme je ne l’ai jamais été. Certains de mes employés en seraient dégoutés de me voir ainsi. De mon côté, ça me fait étrange aussi, mais je ne déteste pas. Certes, j’ai l’impression de ne pas être aussi fort que lorsque je suis… normal… Mais je n’ai pas l’impression que ce soit négatif. Je n’ai même pas peur non plus.

Je ne pensais pas grand chose de ma proposition, c’était du donnant donnant après tout. Mais quand elle me demande de la prévenir d’avance pour qu’elle puisse trouver les vêtements parfaits, je me demande alors si je ne viens pas de lui proposer un rencard, et si elle ne vient pas d’accepter. Est-ce que c’est possible de proposer un rencard sans le savoir ? Et elle, est-ce que c’est ce qu’elle pense ? J’essaie de me dire que ce serait une erreur, mais je me surprend à me dire que j’aimerais bien qu’elle prenne cette future sortie pour un rencard. Je m’imagine même sortir le grand jeu, comme ne pas la prévenir d’avance et lui envoyer la robe parfaite en cadeau. C’est une idée ça, tiens. Je pourrais faire ça.

Après son petit clin d’oeil, je me renseigne au sujet d’Emily pour relancer la conversation et je vois toute de suite sur le visage du lieutenant que j’ai mis le doigt sur un problème. Je lui demande de me raconter ce qui s’est passé et elle ne se fait pas prier. Je me doute qu’elle avait eu envie de m’en parler. Peut-être était-ce pour cette raison qu’elle m’avait fait venir ici. Après tout, je doute fortement qu’elle voulait seulement me voir, pour le plaisir. Du coup, j’écoute attentivement et je lui donne mon opinion, comme quoi ce n’était sans doute pas la bonne façon de faire la façon dont elle s’y est prit, mais elle approuve en me disant qu’elle a plus ou moins eu le choix vu qu’elle s’est mis les pieds dans les plats en disant des choses qu’elle n’était pas sensée savoir. Elle approuve ensuite mes dires en répétant qu’Emily reviendra sans doute.

Elle me parle alors de son ressenti par rapport à son capitaine. J’avais oublié sur le coup qu’Emily était la fille de son capitaine. En effet, ça doit compliquer les choses. Avant que je ne réponde, elle me demande si j’aime mon repas et je hoche la tête. « Oui, c’est excellent. » Je prends une nouvelle bouchée, comme pour prouver mon point, et la regarde ensuite, quand j’ai avalé. « Pour en revenir à ton capitaine… Si j’étais toi, je ne dirais rien, puisqu’Emily te l’a demandé. Mais tu n’es pas moi. Tu es beaucoup plus honnête que moi, alors si vraiment tu veux lui en parler, au moins, fais-le en dehors du cadre du travail. Prends rendez-vous avec lui après le boulot pour aller prendre un café, ou quelque chose comme ça. Comme ça, s’il s’énerve, ça t’évitera qu’il le fasse devant tous tes collègues. La situation est déjà bien assez délicate sans que tout le monde s’en mêle. » Je lui fais alors un sourire sincère. « Et si jamais tu as encore besoin de te vider le coeur, tu pourras toujours me contacter. C’est toujours un plaisir de t’aider. » Mon sourire est sincère. Rien à voir avec ce que je fais pour les autres. Laura a quelque chose que mes autres clients n’ont pas. Ce qu’elle fait sortir chez moi, ça pique ma curiosité. J’ai envie d’en savoir plus sur elle. Du moins, plus que je ne sais déjà.

La nourriture de cet endroit, il faut le dire, est délicieuse. En revanche, je doute revenir ici très souvent, surtout parce que ce n’est pas sur ma route et que c’est assez gras pour me nourrir une semaine entière. Je vais devoir m’entraîner plus durement pour perdre toutes les calories que je prends avec ce repas. Mais comme je suis en bonne compagnie, celle de Laura, ça ne me dérange pas. Des repas avec elle, j’en partagerais des tas. Et c’est bien ce qui m’intrigue le plus en fait. Je ne connais que peu cette femme. Nous nous sommes vus quelques fois pour que je retrouve sa fille, élan désespéré d’une mère inquiète, et désormais je n’arrive plus à me l’enlever de la tête.

Nous discutons de sa fille, puis de son capitaine et elle me dit qu’elle ne lui dira rien pour ne pas perdre le peu de confiance qu’a Emily envers elle. J’ignore si vraiment sa fille a une quelconque confiance en elle, puisqu’elle ne la connait pas vraiment, mais je le lui souhaite. Je mange mes frites aussi, et elle revient sur ma proposition d’être là si elle a besoin de se vider le cœur. Elle retiens mon invitation à se plaindre et je ris légèrement. Ce n’est pas exactement comme ça que je peignais la chose, mais si elle veut se plaindre, ça me va aussi. En revanche, je ne vais pas la plaindre. Je ne l’ai pas fait alors qu’elle m’a dit la bêtise qu’elle avait fait. Les amis savent se dire les vraies choses et s’encourager à aller de l’avant, non ?

Son sourire n’est pas énorme, mais il est là. J’aimerais l’entendre éclater de rire sincèrement. Elle doit avoir un de ces rires magnifiques qui prend aux tripes. Je la regarde un peu admirativement en mangeant quand elle me dit qu’elle déteste parler d’elle. Elle me demande donc de lui dire un truc qu’elle ignore sur moi. « Comment ça tu détestes ? Tu ne devrais pas. Tu es charmante. » Je lui fais un clin d’œil et prend une frite pour réfléchir à ce que je pourrais dire. Honnêtement, je ne sais pas vraiment. Ce n’est un secret pour personne que le Négociant est irlandais. Mais… « J’avais 15 ans quand j’ai quitté l’Irlande pour New York avec ma mère. » Je n’ai pas totalement perdu l’accent, mais la majorité du temps, j’ai un accent parfaitement américain que j’ai su prendre en grandissant. Et alors que je viens de lui dire ça, je sens déjà les questions venir sur ma vie. « Il a été assassiné sous nos yeux, alors on a fui. » Je dis ça comme si de rien n’était. J’ai fait mon deuil depuis le temps, mais le souvenir est toujours aussi horrible. Pourtant, ça ne paraît nullement sur mon visage. J’ai l’air même plutôt neutre en buvant ma gorgée d’eau. La mort, ça arrive à tout le monde, n’est-ce pas ? Et puis mon père était terrible en affaires. C’est pour ça qu’un client l’a assassiné. C'est une chose qui ne m'arrivera pas.

Elle m’avoue ne pas aimer parler d’elle. Je reconnais sa peur de s’ouvrir, de se laisser découvrir. C’est bien dommage, mais la suite me fait penser égoïstement que c’est tant mieux pour moi. Avec moi, elle est différente. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle n’a pas peur de se découvrir. Ça me fait un énorme plaisir à l’intérieur de moi. Je le ressens. J’en ai un peu l’estomac noué même. Je l’observe et sourit quand elle dit que je pourrais utiliser les informations que j’ai sur elle pour la retenir près de moi. « Ce serait si mal ? Je ne suis pas si mauvais que ce qu’on dit de moi, au fond. » Je souris, un peu sur le ton de l’humour, mais je suis sincère en même temps. Du moins, Laura n’a vu de moi que le bon côté. J’ai un côté très sombre duquel il vaut mieux que je la garde loin, duquel, au fond de moi, j’ai envie de la protéger.

Elle me demande de lui parler de moi et du coup, je choisi l’information que je veux lui donner. Je lui parle de la mort de mon en me rendant compte que je n’ai même pas dit que c’est lui qui était mort. En revanche, elle semble comprendre en me présentant ses excuses. Je hausse les épaules en finissant mon assiette. « Ça a été plus difficile pour ma mère. Moi je détestais mon père. C’était un enfoiré sans aucune bonne valeur. Mais bon, je mentirais si je disais que l’enfant de 15 ans que j’étais a été heureux de voir son père se faire assassiner. Du coup, merci. J’apprécie. » Elle poursuit en disant que ma mère et moi avons été courageux de venir nous réfugier ici, que ça n’a pas dû être simple de s’habituer à une nouvelle culture et tout ça. « C’est vrai que ça a été difficile. Surtout qu’on sortait d’un traumatisme, mine de rien, mais au moins, je n’ai pas eu à apprendre une autre langue. nous parlions déjà anglais, et nous avions déjà beaucoup d’argent. Ça aurait pu être pire. On s’est facilement logé, et on s’est rapidement adapté. »

Je bois une gorgée d’eau puis repose les yeux sur elle. « Du coup, je ne sais pas trop quoi ajouter sur moi. Je pense que l’essentiel, tu le connais déjà. » Je souris, n’ayant pas du tout l’air secoué par mon histoire que je viens de raconter. C’est une façade, évidemment. Ce genre d’histoire, de souvenir, ça secoue une personne jusqu’à sa mort, d’autant plus que mon mentor a également été assassiné devant moi.

Serait-ce si mal, au fond ? En y réfléchissant bien, je me découvre une forte envie de la garder près de moi. Le lieutenant me donne cette envie de la découvrir plus en profondeur, sans arrières pensées. J’ai envie de la connaître, l’entendre me raconter sa vie, ses journées, ses peurs, ses angoisses, ses envies, ses délires. J’ai envie de les partager. C’est étrange, car malgré l’attirance physique que j’ai pour elle, je n’ai pas envie de la traiter comme toutes ces autres femmes qui ont partagé mon lit. J’ai envie de donner la peine de la connaître réellement. J’ai envie qu’elle me connaisse aussi. Alors je lui parle de ma vie quand elle essaie de se renseigner. Je n’ai pas vraiment peur qu’elle utilise ces informations contre moi. Non, au contraire, je lui fais aveuglément confiance. De toute façon, le Négociant retombe toujours sur ses pattes. Comme tous mes clients avant elle, j’ai de quoi la faire chanter si je le voulais, si j’ai à le faire.

Mais je sais, au fond de moi, que je n’ai rien à craindre.

Je finis par lui dire que je ne sais pas quoi ajouter à mon sujet. Il faut dire que mes journées se ressemblent assez. Je ne vais pas lui raconter mes activités illégales non plus, pas parce que c’est un lieutenant de police mais parce que justement, je ne veux pas la mettre dans une position délicate. Elle me dit en mangeant une frite que je pourrais lui parler de ce que je fais en dehors du bar et je hausse les épaules. « Très peu de chose. Je m’entraîne et je gère mon bar. Sinon, je veille sur ma famille. J’essaie de veiller sur ma petite sœur comme je peux, ainsi que ma mère. » Je prends une nouvelle gorgée et balaie la conversation de la main. « Assez parlé de moi. Toi, que fais-tu en dehors du boulot ? Si je t’ai bien saisie, tu es un bourreau de travail, mais en dehors, que fais-tu ? »

Qu’est-ce qu’une policière peut faire en dehors de son travail ? Je n’ai jamais été capable d’imaginer un membre des forces de l’ordre faire quoi que ce soit en dehors des enquêtes. Sortent-ils entre amis, autre que leurs collègues ? C’est sans doute complètement stupide comme raisonnement, et probablement très cliché également, mais j’ai du mal à imaginer Laura faire quoi que ce soit pour vraiment se détendre et s’amuser. Du coup, en ayant assez de parler de moi, je décide de lui renvoyer la question après avoir balayé la conversation d’un geste de la main.

Comme je l’avais pensé, Laura ne fait pas grand-chose d’intéressant, à part de la lecture et regarder des séries. Si ça se trouve, elle travaille même en dehors des heures de travail. J’en suis certain. Elle rigole et prends une gorgée d’eau avant de poursuivre. Dernièrement, c’est sa fille qui hante ses pensées. Évidemment. La jeune Emily, bien que traumatisée par sa mise en adoption, reste un peu ingrate à laisser sa mère en suspens de cette façon.

Je vois qu’elle s’emporte avec cette histoire et j’affiche un sourire, tout léger, question de la mettre en confiance. « Il faut lui laisser le temps, comme tu dis. Elle finira bien par revenir. » Je prends une gorgée d’eau avant de reposer mon verre. « En attendant, c’est à toi qu’il faut penser. Tu as des amis ? Et je parle de vrais amis, pas des collègues que tu ne verrais pas en dehors d’un cadre de travail, ou en dehors des sorties entre collègues. » Une folle envie me prend de vouloir prendre soin d’elle, m’occuper d’elle, la rendre heureuse. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai envie de voir, pour une fois, un véritable sourire sur son visage.

« Il faut sortir un peu. Tu n’as qu’à passer au club ce soir, ou n’importe quel soir qui t’irait. Amène des copains si tu veux, dans tous les cas, je serai là. »

Laura me fait de la peine en me racontant qu’elle n’a pas d’amis. Erin, sa meilleure amie, est partie si je comprends bien. Quand j’apprends que je sais pour Emily mais qu’elle non, je me sens un peu privilégier, même si au fond, je n’ai pas le choix de savoir parce que Laura a demandé mes services pour retrouver sa fille. Enfin, quand elle accepte de venir au club ce soir, je souris et me sens comme un adolescent qui va à son premier rencard. Je me sens stupide, mais le bonheur est le même.

Elle me demande si elle doit porter une tenue particulière et je la regarde, secouant la tête. « Tant que tu n’arrives pas en tailleur et que tu ranges le flic pour ne pas effrayer la clientèle, ça devrait aller. Ce soir, tu t’amuses. Pas de travail, pas de tracas, juste du plaisir, compris ? » Je prends sur moi d’accomplir cette mission. Ce soir, je vais essayer de ne pas trop travailler non plus. Dimitri s’occupera des affaires pour moi.

Bientôt, nous terminons ce repas. Je la raccompagne jusqu’à sa voiture sans trop m’inquiéter qu’on nous voie ensemble. Nous ne sommes pas dans son district après tout, et je ne suis pas espionné. « Je suis content que tu m’aies écrit pour venir te rejoindre. J’espère que tu te sens un peu mieux maintenant et que maintenant tu sais que tu as au moins un ami. » Je n’ose pas l’approcher davantage, mais je la serrerais bien dans mes bras. « N’hésite pas si tu as encore besoin d’accord ? À n’importe quelle heure, je serai là. En attendant, j’ai hâte à ce soir. » Bientôt, je la laisse repartir au boulot, repartant de mon côté pour travailler aussi, m’assurer que niveau paperasse, je n’aurai plus rien à faire ce soir.